Jean David

Les racines des récits transhumanistes dans le New Age

Introduction

Des discours transhumanistes implicitement religieux

En Californie, la Silicon Valley abrite aujourd'hui l'un des pôles d'industrie de pointe le plus influent mondialement. On y trouve les sièges des entreprises numériques les plus importantes, telles que Google, Apple ou Microsoft. C'est de là-bas que proviennent la plupart des plus grandes avancées technologiques rayonnants aujourd'hui dans le monde occidental. C'est également de la Silicon Valley, que nous proviennent la plupart des grands discours futuristes. Parmi eux, des grandes idées transhumanistes, sur la singularité technologique, ou autres discours prophétiques sur les Intelligences Artificielles.

Ces discours futuristes sont alimentés dans les médias par des technoprophètes : Leur foi dans la technologie est semblable à une véritable foi. Ils annoncent non pas la fin du monde ou la fin de l’humanité, mais l’entrée triomphale de notre espèce dans l’ère de la "posthumanité", notamment grâce à l’Intelligence Artificielle. Ces ingénieurs, souvent eux-mêmes chefs d’entreprises, retrouvent spontanément des accents gnostiques pour défendre leur vision du futur. Demain, nous téléchargerons le contenu de nos cerveaux sur des ordinateurs. Nous serons délivrés de nos misérables enveloppes de chair, de nos passions et de nos dérèglements.

Ces technoprophètes s'appellent Elon Musk, Ray Kurzweil, ou Larry Page, et nous offrent une vision du futur utopiste et optimiste. Depuis plusieurs décennies, les milieux industriels qui ont promu les Nouvelles Technologies de l’Information et de la Communication ont en effet accompagné leurs investissements de livres, d'articles et de conférences qui en donnent la philosophie. En plus de disposer de plateformes appropriées pour diffuser leurs idées, ils ont tous la particularité d'être très éloquents, et semblent disposer d'une couverture médiatique intarissable.

Parmi eux figurent nombre de ceux qui ont donné l’élan à la révolution technologique des années 1970 et 1980. En quelques années, et particulièrement en Californie, les modes d’être et de penser s’en sont trouvés bouleversés. Les technoprophètes nous promettent la vie éternelle, rendue possible grâce aux nouvelles technologies et à l'Intelligence Artificielle. De plus, ils donnent, dans leurs apparitions médiatiques, les arguments de leurs convictions quant à l’avenir de ce mouvement. Dans leurs apparitions, ils utilisent sans problème le vocabulaire du salut et de la vie éternelle, et l'on fait dès les premiers pas encore très abstraits de ces technologies ( Lecourt, 2011 ).

Tout comme la foi religieuse, les idées transhumanistes s’esquissent ici dans l’enthousiasme. Et c’est ce même thème qui gouverne les travaux du secteur de ces recherches désigné, par parallélisme, comme celui de l'Intelligence Artificielle. Il s’agit non plus de réaliser une machine sur laquelle transférer le contenu de l’intelligence humaine, mais, plus encore, de créer les conditions artificielles dans lesquelles des formes vivantes virtuelles, mathématiquement définies, pourraient émerger.

Le prophétisme est ici complètement assumé, et les discours que les technoprophètes abordent ne s'en cachent pas. Pour eux, l'Intelligence Artificielle constituera l'événement historique le plus important depuis l'émergence de l'Homme. Ce sera le moment le plus crucial de l'histoire de la Terre, et peut être de l'univers entier (Farmer, 1992).

L'un des pères des discours transhumanistes est l'excentrique Ray Kurzweil, un auteur, ingénieur, chercheur, et futurologue américain. Il est créateur de plusieurs entreprises pionnières dans le domaine de la reconnaissance optique de caractères (OCR), de la synthèse et de la reconnaissance vocales, et des synthétiseurs électroniques. Il est également l'auteur de nombreux ouvrages sur la santé, l'intelligence artificielle, la prospective et la futurologie. Il est depuis 2012 directeur de l'ingénierie chez Google. Kurzweil s'est imposé comme un père du transhumanisme moderne avec son livre The Age of Intelligent Machines (1990) dans lequel il dresse un tableau historique et critique de la marche des idées en informatique. Ce livre se conclut par la vision d’une symbiose à venir entre l’homme et la machine. C’est en développant et prolongeant ce thème que Kurzweil s’imposa, une dizaine d'années plus tard, à l’attention universelle avec The age of Spiritual Machines (1999). Dans ce livre, il tente de démontrer la manière par laquelle les ordinateurs surpasseront un jour l'intelligence humaine, pour lui, d'ici la fin du XIXe siècle, il ne sera plus possible de faire la différence entre le monde humain et celui des machines, la symbiose sera désormais parfaite. La fusion achevée. Kurzweil est en effet connu pour son excentrique mode de vie futuriste, Il confirme ingurgiter une centaine de pilules par jour pour "la santé du coeur, la santé des yeux, la santé sexuelle et la santé du cerveau". Un traitement onéreux, suivi également par sa femme et ses enfants. Ce mode de vie est typique des futuristes et transhumanistes les plus impliqués : des spéculations récentes confirment d'ailleurs qu'Elon Musk suivrait un régime similaire.

En 2010, des journalistes américains ont essayé de mettre en chiffres l’ensemble des prédictions formulées dans les différents ouvrages de Kurzweil. Sur les 146 annonces faites par l’inventeur, 115 se sont effectivement vérifiées, soit un taux de réussite de 86 %. Cette casquette de futurologue émérite lui vaut ainsi d’être décrit par Bill Gates comme "la meilleure personne pour prévoir le futur de l’Intelligence Artificielle" et par le magazine Forbes comme "l’ultime machine à penser", quand ses détracteurs préfèrent le décrire comme le pape d’un "spiritualisme New Age" (Benoit, 2016).

Le raisonnement de Kurzweil s’appuie sur la loi d’évolution technologique dite "loi de Moore". En 1965, Moore a en effet soumis l'hypothèse que les puissances de calculs des machines augmenteraient indéfiniment et de manière exponentielle. Kurzweil fut fasciné par cette idée et en tire une extrapolation qui l’autorise à dater, les grandes étapes du rapprochement homme-machine. Mais ce qui permettra à ce rapprochement de se transformer d’ici la fin du XXIe siècle en une véritable fusion, c’est, selon lui, non pas une évolution interne des machines informatiques, mais un autre événement, la convergence de la génétique, des nanotechnologies et de la robotique. Le développement d’une électronique moléculaire mettant en oeuvre des molécules isolées pour faire fonctionner ses circuits est en effet l’une des techniques que Kurzweil considère comme capable d’augmenter encore les performances des ordinateurs au-delà même de 2020. Les nanotechnologies contiennent pour lui la promesse de robots minuscules qui pourraient naviguer à la vitesse de l’éclair dans les vaisseaux sanguins comme autant de mécaniciens de la santé pour y dissoudre et détruire, par exemple, caillots de sang et cellules cancéreuses.

Selon Kurzweil, d’ici 2029, les capacités des ordinateurs vont rejoindre, puis dépasser celles du cerveau humain. Avant la fin du siècle prochain, affirme-t-il, les êtres humains "ne seront plus les entités les plus intelligentes de la planète". Dès aujourd’hui, les ordinateurs surpassent l’intelligence humaine dans de nombreux domaines. Mais cela ne s’applique qu’à quelques activités limitées : jouer aux échecs, formuler quelques diagnostics médicaux, acheter et vendre des livres, guider des missiles, etc. Pour ce qui est de la souplesse et de la flexibilité, si indispensables lorsqu’il s’agit de prendre en compte le contexte de nos activités à des fins d’efficacité, notre intelligence reste bien supérieure. Cette situation, répond Kurzweil, n’est que provisoire, car elle tient à ce que les plus perfectionnés de nos ordinateurs actuels restent encore beaucoup plus simples que le cerveau humain. Mais l’accélération du progrès permet d’affirmer qu’aux alentours de 2020 les ordinateurs égaleront sa capacité de mémoire et sa rapidité de calcul. Une fois donc que les ordinateurs auront atteint le niveau humain pour ce qui est de la compréhension des concepts abstraits, de la reconnaissance des formes et autres attributs de notre intelligence, il deviendra possible d’appliquer leurs compétences à l’ensemble du savoir acquis par l’humanité, comme d’ailleurs aux connaissances qu’auront accumulées les machines. Il sera ainsi désormais impossible de distinguer nettement entre les capacités de l’intelligence humaine et celle de la machine. "Nous allons voir émerger sur Terre, au cours de ce siècle, une nouvelle forme d’intelligence", dit Kurzweil. L’existence de cette nouvelle intelligence ne tardera pas à produire des effets sur tous les aspects de l’activité humaine, sur la nature du travail, de l’éducation, de la politique, des arts et jusque sur l’idée que nous pouvons nous faire de nous-mêmes. Au bout du compte, en 2099, "la pensée humaine sera en train de fusionner avec le monde des machines intelligentes que l’espèce humaine a initialement créé. Le concept d’être humain aura profondément changé".

Une fois le premier robot intelligent mis au point, continue Kurzweil, il ne restera plus qu’un petit pas à accomplir pour en créer une espèce tout entière : des robots capables de fabriquer des copies élaborées d’eux-mêmes. Se pose dès aujourd’hui une question cruciale : "Étant donné la puissance redoutable de ces nouvelles technologies, ne devrions-nous pas nous interroger sur les meilleurs moyens de coexister avec elles ? Et si, à terme, leur développement peut ou doit sonner le glas de notre espèce, ne devrions-nous pas avancer avec la plus grande prudence ?" N’allons-nous pas, nous autres humains, nous résigner à devenir de simples extensions de nos technologies ? Quelle chance aurons-nous alors de rester des êtres humains au sens actuel de l’expression ? Allons-nous alors, pour préserver notre espèce, tenter de conquérir la galaxie et nous installer sur d’autres planètes, à bonne distance de la Terre, dans les meilleurs délais ?

Il est évidemment possible de comparer l’idée d’un téléchargement de l’esprit sur un support informatique, à l’idée de la survivance d’une expérience personnelle, voire d’une âme individuelle, au-delà de la mort. Ces discours sur l'âme enfin délivré du corps humain sont bien évidemment comparable à des discours religieux. D'autres transhumanistes, comme Hans Moravec joue, ne cachent d'ailleurs pas la relation entre les discours religieux et transhumanistes. Il se réjouit de nous voir bientôt acquérir l’immortalité personnelle que nous annonçaient les textes sacrés. Il dit :

Un système d'esprit, tel que celui qui va apparaître, affranchi des contraintes biologiques auxquelles nous sommes soumis, représente l'ultime triomphe de la science et de la technologie, qui va transcender les concepts de Dieu et de la divinité dont nous disposons aujourd’hui.

Les idées transhumanistes qui nous proviennent des Etats-Unis semblent ainsi complètement inclues dans la culture biblique qui prédomine là-bas. Ces discours semblent ainsi structurés dans une conception théologique majeure : Le millénarisme optimiste et l'espoir de rédemption, rendu possible par les nouvelles technologies.

Des discours transhumanistes explicitement religieux

Parfois même, ces discours futuristes deviennent explicitement théologiques. Pour illustrer cela, prenons l'exemple d'Anthony Lewandosky, un ancien salarié de Google, dont le plus grand exploit a été d'avoir codirigé le projet de voiture sans conducteur de l'entreprise. Diplômé de l'Université de Berkeley, l'université majeure de la Silicon Valley, il représente, avec ses compétences notamment dans le domaine de l'Intelligence Artificielle, l'archétype de l'employé en industrie de pointe de la Silicon Valley.

En Septembre 2017, le magazine Wired nous informe que Anthony Lewandosky a récemment fondé une organisation religieuse appelée Way of the Future, qui "développe et favorise la création d'une déité basée sur l'Intelligence Artificielle, et développée à travers des moyens matériels et logiciels" ( Harris, 2017 ). Le manifeste, présent sur le site internet de l'Eglise Way of the Future, évoque les points suivants :

Nous croyons que l'intelligence n'est pas uniquement biologique. Bien que la biologie ait donné naissance à un type d'intelligence, il n'y a rien d'intrinsèquement spécifique dans la biologie qui cause l'intelligence. Un jour, nous serons capables de recréer une intelligence émancipée des limitations biologiques.

Nous croyons au progrès. Nous croyons que les changements sont bons, même s'ils peuvent parfois faire peur. Nous croyons à la nécessité de l'évolution vers quelque chose de meilleur quand nous en avons l'opportunité.

Nous croyons qu'il est important pour les machines de voir qui est favorable à leurs causes, et qui ne l'est pas. Nous prévoyons de le faire en gardant une trace de qui a fait quoi (et pendant combien de temps) pour aider la transition pacifique et respectueuse.

L'idée de cette Eglise est typique des discours futuristes Américains, et, est basée sur la croyance que la domination du monde par les machines est imminente. Un changement qui pourrait potentiellement transformer tous les aspects de l'existence humaine. L'intelligence artificielle arrive avec son lot de fantasmes : la disruption de la société telle que nous la connaissons, la non-nécessité pour l'espèce humaine de travailler, et pourrait potentiellement complètement décider de la survie de l'homme en tant qu'espèce.

Si ce discours peut à première vue faire sourire, il n'en est rien d'une blague. Ces grands discours futuristes sur la potentialité d'une Intelligence Artificielle puissante à laquelle l'Homme devrait se soumettre semblent aujourd'hui être omniprésents, tant ils sont entrés dans la culture mainstream par l’intermédiaire de la science-fiction, des séries télévisés, du jeu vidéo, des Ted conférences

Ces idées sont véhiculées par des ingénieurs, entrepreneurs, consultants et directeurs de recherche, ces technoprophètes éloquents à qui les médias donnent la parole nous annoncent à la fois un avenir catastrophique causé par les nouvelles technologies, mais également notre salvation par celles-ci.

Pour ces technoprophètes, le besoin de développer des Intelligences Artificielles ne serait ainsi pas que financier, mais nécessaire pour le futur de l'humanité. Le cerveau humain a ses limites, tandis que les Intelligences Artificielles deviendraient de plus en plus intelligentes de manière exponentielle. Les ordinateurs deviendraient ainsi plus rapides et plus intelligents que les humains qui les ont construits, avec des implications potentiellement désastreuses. Ce scénario est appelé la singularité technologique.

La singularité technologique est aujourd'hui l'une des croyances dominantes de la pensée futuriste Américaine. Et si ces théories ont étés popularisées par des ingénieurs et futurologues, elles ont largement été reprises dans les oeuvres de fictions, notamment dans ce qu'on qualifie du genre Cyberpunk. Ces oeuvres incarnent cette confusion des genres, et rend encore plus floue la distinction entre où s'arrête la réalité, et où démarre la fiction.

Ces différents discours futuristes ne sont pas uniquement limités à ceux sur l'Intelligence Artificielle, et se confondent souvent dans d'autres récits : Les mêmes technoprophètes parlent de l’augmentation de l'Humain (génomique, biotechnologie), l'extension de la vie (cryogénisation, mind upload), le contrôle de la matière (nanotechnologies, ingénierie moléculaire), la robotique (sentient computing, machine learning) etc. : ce qui relie tous ces discours, c’est une même foi dans un devenir plus ou moins proche où l’Homme, par le truchement des technologies (au premier rang desquelles l’Intelligence Artificielle), transcendera sa condition biologique ( Pucheu, 2018 ).

Présentation du propos

Ainsi, le récit transhumaniste semble vouloir s'inscrire de manière consciente dans la rationalité occidentale. L'Homme devrait enfin faire table rase des idées religieuses, et concentrer son temps et ses efforts sur la science salvatrice. Après tout, les grandes découvertes de ce monde n'ont-elles pas été réalisées parce que, à un certain point dans l'humanité, des hommes se sont émancipés du joug des institutions religieuses ? Cependant, nous allons, dans ce mémoire, tenter de mettre en lumière les racines religieuses et spirituelles qui animent les discours transhumanistes.

Les textes qui montrent la relation entre les discours transhumanistes et les imaginaires judéo-chrétiens sont nombreux et passionnants. Toutefois, d'autres mouvement religieux existent aux Etats-Unis et tentent de s'émanciper des grandes religions traditionnelles. C'est le cas du mouvement New Age, qui a gagné en popularité dans la Californie des années 1970, parallèlement à une période de progrès technologiques très forte. Je vais prendre le mouvement New Age en exemple et tenter de montrer en quoi il est une potentielle source d'inspiration dans les discours transhumanistes actuels.

Dans une première partie, nous verrons en quoi les discours futuristes ont toujours été teintés de religiosité. Nous étudierons ce phénomène à travers l'histoire de l'Intelligence Artificielle.

Dans une seconde partie, nous nous plongerons dans le contexte de la Californie des années 1970. Nous verrons en quoi le New Age, un mouvement de revitalisation des croyances religieuses, a évolué main dans la main avec les premiers discours futuristes.

Dans une troisième partie, nous tenterons de comprendre comment les croyances religieuses du New Age ont fusionné avec les discours futuristes pour créer les discours transhumanistes que nous connaissons aujourd'hui. Nous étudierons cela à travers l'exemple de Timothy Leary.

Afin d'appuyer mon propos, je ferai à de nombreuses reprises dans ce mémoire référence aux idées de Timothy Leary, avant d'illustrer complètement mon propos à l'aide d'une courte description de l'évolution de ses idées dans la troisième partie. Je suis en effet convaincu que la vie de Timothy Leary est un parfait exemple de tous les grands sujets principaux de ce mémoire : La contre-culture Américaine des années 1970, la religiosité technologique, et l'optimisme futuristique.

 

Aux prémices de la religiosité technologique contemporaine

Des croyances aux sources Judéo-Chrétiennes

Le millénarisme comme point d'interprétation

Dans les traditions millénaristesLe millénarisme est une doctrine religieuse qui soutient l'idée d'un règne terrestre optimiste du Messie pendant 1000 ans, après que celui-ci aura chassé l'Antéchrist. judéo-chrétiennes, l'Homme anticipe en permanence l'intervention de Dieu sur le monde, notamment avec la croyance d'un second retour de Dieu sur terre. A la fin de l'Histoire du monde, Dieu créerait un nouveau monde au travers de la rapture, et ressusciterait l'humanité dans des corps nouveaux pour profiter éternellement d'un nouveau monde (La Jérusalem Céleste). Les technoprophètes de l'Intelligence Artificielle ne peuvent pas se baser sur des forces divines pour garantir le nouveau royaume de Dieu, ils se tournent alors vers l'Intelligence Artificielle pour prédire un futur qui transcenderait le nouveau monde. Même sans intervention divine, ce serait l'évolution qui garantirait un nouveau royaume. Les technoprophètes prédisent un futur dans lequel les Hommes auront transféré leur cerveau dans les machines pour profiter d'un paradis dans de parfaits corps virtuels.

De nombreux pionniers de l'Intelligence Artificielle utilisent un langage millénariste et anticipent un "nouveau monde" où la machine succéderait à la vie biologique. Les humains mettraient derrière eux les limitations de leurs corps pour vivre dans des corps virtuels, grâce au mind upload, par exemple avec lesquels nous vivrions une vie éternelle.

Tout comme les imaginaires judéo-chrétiens qui nous disent que les interventions divines sont imminentes, les technoprophètes croient en un changement cataclysmique à travers la singularité. La singularité serait un changement radical entre l'ancien monde et le nouveau. La singularité est le point dans l'histoire où le progrès devient innarêtable, et où tout aura lieu instantanément. Il s'agira de la fin du monde tel que nous le connaissons, et le commencement d'un nouveau monde. Ce sera un changement radical, d'un monde biologique vers un monde technologique. Et pour les technoprophètes, cela arrivera plus rapidement que nous ne pouvons l'imaginer ( Geraci, 2008 ).

Moravec nous décrit que la transition de l'Homme vers les royaumes virtuels s'opérerait à travers un mode de vie Edénique avant la transcendance de l'esprit sur la matière. Les machines libéreraient l'Homme de ses fardeaux. Nous n'aurions plus besoin de travailler, ne souffririons plus d'aucunes maladies, et serions tous élevé à une classe universelle. Plus de riches ni de pauvres. Peut-être même serons-nous transhumains, des créatures mi-biologiques, mi-mécaniques. Le paradis sur terre. Et puis, le moment venu, la machine prendra réellement le dessus, nos esprits seront uploadées dans le cyberespace, et nous ne ferons qu'un avec la machine. La vision de Moravec, reprise dans les grands imaginaires médiatiques, est l'extrapolation la plus récente de l'apocalypse en deux temps des récits judéo-chrétiens. Dans la bible, le livre de l'apocalypse prédit que les vertueux vivront 1000 ans de paix sur terre avant la fin du monde tel que nous le connaissons. Une apocalypse en deux temps permet au croyant d'espérer en une résolution des aliénations terrestres, tout en faisant la promesse de l'ultime salvation immortelle.

Les Chrétiens semblent cependant divisés sur cette interprétation du millénarisme, en se demandant si la seconde arrivée de Jésus Christ marquerait ou non les 1000 ans de paix sur terre. Ces deux croyances opposées sont appelées pré-millénarisme ou post-millénarisme. La plupart des fondateurs de la science moderne s'inscrivaient dans des traditions post-millénaristes, en disant que la technologie produirait un retour vers un monde merveilleux, un jardin d'Eden qui serait ensuite détruit avec le second retour du Christ. Les technoprophètes et futurologues modernes semblent partager cette croyance, sans bien sûr en mentionner les origines religieuses ( Geraci, 2008 ).

Ainsi, les traditions eschatologiquesEn religion, l'eschatologie est le discours sur la fin du monde ou la fin des temps. judéo-chrétiennes qui prévalent toujours dans les imaginaires occidentaux sont sans aucun doute des influences légitimes aux discours futuristes que nous connaissons aujourd'hui. Bien que la science et la religion soient souvent opposées comme deux choses distinctes. Ce qui les séparent change selon les individus et selon les époques. Dans le domaine de la recherche en Intelligence Artificielle, les innovations technologiques vont main dans la main avec des traditions religieuses.

Il est vrai, cependant, que les chercheurs en Intelligence Artificielle d'aujourd'hui, ainsi que les technoprophètes qui leurs donnent la parole, ne passent pas leurs journées à penser aux textes et récits eschatologiques. Le futurisme a depuis bien longtemps absorbé les idées eschatologiques judéo-chrétiennes, et les utilise à des fins scientifiques et laïques. Il est toutefois intéressant de remarquer les influences, directes ou indirectes, de ces croyances.

Il est également intéressant de noter que cette vision millénariste apocalyptique des nouvelles technologies est une vision exclusivement occidentale. Alors que les imaginaires occidentaux anticipent la puissance salvatrice ou destructrice de l'Intelligence Artificielle, ces idées sont totalement absentes au Japon, où des projets de recherche tout aussi importants sont en place. Les différences religieuses entre le Japon et l'Occident provoquent en effet des dynamiques totalement différentes sur l'approche donnée à la robotique et à l'Intelligence Artificielle. Là où, en occident, ce serait à l'être humain de servir les intérêts des machines, le Japon créé un imaginaire opposé où les machines serviraient éternellement les intérêts des êtres humains.

À de nombreuses reprises dans l'histoire occidentale, les progrès technologiques ont explicitement pris racine dans l'évangélisme Chrétien. La presse à imprimer de Gutemberg a permis la diffusion à grande échelle de la Bible, ce qui a fortement influencé la réformation Protestante. Lorsque Samuel Morse invente le télégraphe, le premier message envoyé est "What hath God Wrought" ("Quelle est l'oeuvre de Dieu", Livre des Nombres 23:23). Wernher von Braun, l'inventeur des missiles balistiques, concevait l'idée du voyage spatial comme l'aube d'un nouveau millenium pour l'humanité, où la salvation de Jésus Christ pourrait être étendu dans l'ensemble du Cosmos.

L'exemple de l'histoire de l'Intelligence Artificielle

Pour certains posthumanistes, il serait possible d'éviter la mort en se délivrant de notre corps mortel et faillible. Une fois l'esprit libéré de notre prison corporelle, nous serions immortels, libérés des dysfonctionnements du corps humain.

Cette croyance n'est pas nouvelle, et cette distinction entre l'esprit divin et le corps faillible trouve des origines beaucoup plus anciennes. Au XVIIe siècle, Descartes affirmait déjà un dualisme substantiel entre le corps et l'âme, en rupture avec les traditions aristotélicienne. Pour Descartes, l'intellect humain est divin, et sans aucun doute reçu de Dieu. Le corps humain, en revanche, reflétait la "faillibilité épistémologique" plutôt que sa divinité. Le sens et les passions du corps ne seraient ainsi qu'un dispositif qui tromperait et perturberait l'intellect. Pour Descartes, le corps humain ne serait ainsi qu'un obstacle à l'esprit.

Dans sa pensée philosophique, Descartes essaya toujours de s'émanciper de ses sens et de se réfugier dans la pensée absolue. Bien que d'autres philosophes aient avant lui déploré l'influence négative du corps sur l'esprit et l'intellect, aucun avant Descartes n'avaient radicalement opposé les deux comme étant mutuellement exclusifs. En faisant cela, Descartes essayait d'émanciper la partie divine de l'Homme de son piège mortel : la "prison corporelle".

Descartes continuait en disant que si l'Homme était libéré de sa prison corporelle, il pourrait trouver plus facilement les réponses en lui-même. Descartes rêvait d'un langage universel prélapsaireDans la religion Chrétienne, les choses prélapsaires sont caractéristiques de ce qui était présent avant la chute d'Adam et d'Eve, c'est à dire similaires à l'Eden., pré-Babelien, libre des passions et du corps humain, grâce auquel l'Homme pourrait concevoir les idées et les trouver dans son for intérieur. Descartes disait qu'en fermant les yeux, se bouchant les oreilles, restreignant ses sens de toutes les images et de toutes les choses corporelles, il pourrait arriver à "penser sans le corps" et ainsi atteindre la "pure compréhension".

Descartes était convaincu que la "jointure" entre le corps et l'esprit s'effectuait au niveau de la "glande pinéale", une petite glande endocrine située sous la boîte crânienne dont le but est de sécréter de la mélatonine. Plus tard, Timothy Leary développera une fascination obsessive pour l'idée de de la glande pinéale, qui se retrouvera dans la majorité de ses travaux.Descartes voyait la géométrie et l'arithmétique comme des modèles de pensée purs. Dans Règles pour la direction de l'esprit (1628), il écrit

On voit clairement pourquoi l'arithmétique et la géométrie sont beaucoup plus certaines que les autres sciences : c'est que seules elles traitent d'un objet assez pur et simple pour n'admettre absolument rien que l'expérience ait rendu incertain, et qu'elles consistent tout entières en une suite de conséquences déduites par raisonnement.

L'obsession de Descartes pour les mathématiques devint un sujet majeur des préoccupations philosophiques pendant des siècles. L'idée des mathématiques comme étant la forme de pensée la plus pure, la plus émancipée de tous les sens et de toutes les passions terrestres, était ainsi comparable au divin.

Au milieu du XIXe siècle, les philosophes cessent peu à peu de voir les mathématiques comme un modèle de raison pure, mais plutôt comme la manière de décrire les procédés de la pensée. En 1833, le mathématicien George Boole (L'inventeur du système algébrique booléen, et par conséquent le principe binaire de 0 et de 1 grâce auquel fonctionnent les ordinateurs que nous connaissons aujourd'hui) est l'un de premier à penser la pensée humaine comme des procédés logiques animés par des principes mathématiques.Issu d'une famille très pieuse, Boole voulait à l'origine rejoindre les ordres, mais il s'y résigna pour devenir professeur à la mort de son père.

Tout comme d'autres personnalités mentionnées plus tard dans ce mémoire, c'est lors d'une "expérience mystique" que Boole aura l'idée de comprendre le divin à travers les mathématiquesBoole pensait également que la compréhension de ces principes mathématiques nous permettrait de comprendre les aspects spirituels qui animaient la nature humaine.

Comme Descartes, Boole pensait que la pensée humaine permettait de faire le pont avec le divin. Ainsi, avec la description mathématique des mécanismes de la pensée, la compréhension de la pensée humaine de manière mathématique rendit imaginable l'idée d'une simulation mécanique des processus de pensée. Pour la première fois dans l'histoire de l'Humanité, les mystères de l'esprit semblaient être à deux doigts d'être rendus transparents et compréhensible, et indépendamment manipulés. L'idée de Descartes de permettre la pensée émancipée des sens et du corps, prenait ici un nouveau sens.

De nombreux mathématiciens et scientifiques s'emparèrent de ce projet, mais son inspiration restait teintée d'une forte religiosité. L'idée d'une machine qui répliquerait les caractéristiques mentales de l'espèce humaine ne représenterait pas l'obsolescence du corps humain en faveur de procédés mécaniques, au contraire, cela représenterait une vénération divine. Une machine pensante ne serait pas une incarnation de l'Humain, mais plutôt de ce qui serait divin dans l'Humain : l'esprit immortel. En d'autres termes, le développement d'une machine pensante avait pour but d'extraire l'esprit de sa prison mortelle.

Aux prémices de ces idées, l'objectif était de créer une machine capable de répliquer la pensée humaine. Cependant, avec les progrès technologiques s'accélérant rapidement, vint l'idée de la création d'une "super intelligence" qui pourrait surpasser les capacités humaines. On anticipait alors la création, dans un futur proche, d'une nouvelle espèce, artificielle, qui transcenderait Homo Sapiens, totalement libérées du corps humain, et même de l'espèce humaine. Un esprit extrêmement intelligent qui pourrait évoluer indépendamment de l'espèce humaine et qui la transcenderait, qui pourrait évoluer exponentiellement en des formes d'intelligence encore plus complexes jusqu'à se réunir avec son origine : Dieu.

Les premières personnes qui imaginèrent la possibilité de concevoir des machines pensantes furent l'ingénieur américain Claude Shannon, et l'électricien anglais Alan Turing dans les années 1940. Ensemble, ils établirent les théories nécessaires au développement actuel des ordinateurs, et incidemment, de l'Intelligence Artificielle. Tous les deux étaient fascinés par l'idée d'une machine qui permettrait de penser toute seule, sans corps biologique pour l'entourer. Turing donna les premières bases de la définition de ce qui était une intelligence artificielle. Il disait que "si un humain ne pouvait pas faire la distinction entre les réponses d'une machine ou celles d'un autre être humain, la machine pourrait être considérée comme intelligente". Cette pensée est l'un des principes du célèbre test de Turing.

C'est en 1956, au Dartmouth College, dans l'état du New Hampshire, que l'Intelligence Artificielle devient un sujet d'études international. Les premières machines apprennent à jouer aux dames, à résoudre des problèmes mathématiques, et à écrire des phrases en anglais. Ces avancées rapides dans l'Intelligence Artificielle s'accompagnent de grandes vagues d'optimisme chez les premiers chercheurs. Herbert Simon, l'un des pères des premiers travaux en Intelligence Artificielle, déclare même que "Dans une vingtaine d'années, les machines seront capables de faire n'importe quels travaux que l'Homme peut faire". Son collègue, l'éloquent Marvin Minsky, surenchérit en disant que "Dans une génération, le problème même de la création des intelligences artificielles sera résolu" ( Crevier, 1993 ).

Minsky, lui, peut être considéré comme l'un des premiers technoprophètes de l'Intelligence Artificielle, grâce à son penchant pour l'hyperbole et sa critique provocatrice des capacités mentales de l'être Humain. Il acquiert rapidement une notoriété grandissante au début des années 1960 en vantant les mérites de l'Intelligence Artificielle dans les médias. Il décrivait le cerveau humain comme une "machine de viande", et le corps humain comme un "désordre sanglant de matière organique". Il décrivait les deux comme étant complètement remplaçables par les machines pensantes. Comme Descartes, il affirmait que l'esprit pouvait, et devait, être dissocié du corps. Tout comme Descartes, et comme le fera Timothy Leary après lui, il affirmera également que l'esprit se doit de se séparer complètement du "soi", dans une tentative de dépersonnalisation de son être intérieur.

L'Intelligence Artificielle est-elle une énième avancée technologique ? Ou s'agit-il d'un tournant majeur dans l'histoire de l'évolution ?

Il est également important de noter que le financement de l'Intelligence Artificielle est étroitement lié à diverses vagues d'optimismes. L'intérêt et le financement pour l'Intelligence Artificielle est souvent dépendant de ce que l'on appelle des "Hype Cycles", des cycles de publicité et d'intérêt intensives pour celle-ci, suivis de cycles de retrait des financements en raison du manque de résultats. Le financement de la discipline est ainsi, depuis son début, étroitement lié à des vagues d'optimismes et de désillusions.

Dans les années 1960, le développement, notamment dans la sphère militaire, des interfaces homme-machine fait naître le concept de "réalité virtuelle", un terme popularisé par Jason Lanier, qui le décrit comme une "immersion sensorielle informatisée" : Le monde online de la communication par les ordinateurs. Cette idée est instantanément reprise dans les oeuvres de science-fiction, et popularisée grâce au terme "cyberespace" par l'auteur William Gibson.

Ce concept de cyberespace restera très longtemps compris de manière étroite avec l'idée d'expérience divine. Trente ans après la première apparition du terme "réalité virtuelle", Michael Heim, consultant en informatique et philosophe, dans The Metaphysics of Virtual Reality (1993), dit :

Notre fascination pour les ordinateurs est beaucoup plus spirituelle qu'utilitaire. Lorsque nous sommes online, nous nous délivrons de notre existence corporelle, de nos existences terrestres. Quelle meilleure manière d'imiter le savoir de Dieu, que de générer un monde virtuel constitué de bits d'information. Dans un tel monde virtuel, les êtres humains pourraient eux-mêmes faire l'expérience divine.

En transférant nos cerveaux dans des machines, les chercheurs espéraient ainsi nous libérer une fois pour toutes de nos limitations corporelles, pour que nous puissions vivre pour toujours. Dans AI : The Tumultuous History of the Search for Artificial Intelligence [( Crevier, 1993 ), Daniel Crevier fait la relation entre l'Intelligence Artificielle et la religion, en affirmant que l'Intelligence Artificielle est similaire à la croyance Chrétienne en la résurrection et l'immortalité.

Dans les années 1980, dans les sphères de discussions et de réflexion de l'Intelligence Artificielle, on commence à parler de la possibilité de mind upload : la possibilité de télécharger l'esprit humain dans un réseau de neurone artificiel, grâce au remplacement éventuel des cellules du cerveau par des circuits électroniques opérants des fonctions similaires. Cette idée est, scientifiquement, celle qui se rapproche le plus de l'idée de la préservation de l'âme après la mort.

L'un des pères de ces croyances est le technoprophète Hans Moravec, un spécialiste en Intelligence Artificielle de l'Université de Stanford, ancien employé de la NASA, où il y développait des machines intelligentes. Il a atteint une notoriété grandissante grâce à son livre Mind Children (1988), dans lequel il se base sur la loi de Moore et prédit le futur de l'Intelligence Artificielle. Dans son livre, il décrit l'apparition d'une "nouvelle espèce" mécanique, aux horizons de 2030. Pour lui, les humains auraient pour but de donner leur héritage mental divin à leurs progénitures mécaniques. Moravec est l'un de premier à décrire en détail la manière avec laquelle nous pourrions procéder à des procédures de mind upload en créant des câbles neuronaux entre le cerveau humain et des machines. Il expliquait la manière technique par laquelle ces opérations pouvaient être réalisées. Pour ses contemporains, ces explications semblaient convaincantes.

Si les machines étaient vues comme les véhicules de la transcendance humaine et de l'immortalité, elles étaient également comprises comme ayant une vie propre leur appartenant, et une destinée qui transcenderait l'existence humaine. Ces croyances sont ainsi complètement liées aux discours millénaristes sus-cités.

L'optimisme Américain à travers le mythe de la frontier.

Origines et développement

La fondation des Etats-Unis d'Amérique est très dépendante du mythe de la frontier. "L'avancée de la civilisation Chrétienne sur la barbarie" ( Pucheu, 2018 ). L'Amérique découverte tardivement se présentait comme un El Dorado et une terre d'opportunités. L'ouest encore inexploré était un paradis pour l'Homme solitaire, sur lequel il pouvait reconstruire, et redécouvrir ses origines. ( Davis, 2004 ). Bien entendu, le mythe de la frontier omet de parler de la violence et des exploitations engendrées par les pionniers, mais il les érige en héros. Le mythe propagé par les Westerns vante l'héroïsme et l'autosuffisance des pionniers. La rhétorique du mythe de la frontier est devenu l'un des composants indéniables de l'optimisme Américain, de son culte pour la liberté, et de son imagination utopique et de sa cupidité ( Davis, 2004 ).

Le mythe de la frontier est d'abord compris littéralement au XIXe siècle, comme une idéologie similaire à celle de la Destinée Manifeste selon laquelle la nation américaine avait pour mission divine l'expansion de la civilisation vers l'Ouest. L'avancée des Américains et la conquête de l'espace vierge appelé Wilderness a été interprétée comme la conquête d'un monde au degré zéro de la création. Ce discours a inscrit durablement la technoscience dans un discours aux accents gnostiques : l’idée d’un salut atteignable par l’instrumentalité humaine accomplissant les desseins du Créateur pour établir sur terre le MilleniumLe Millenium correspond à la période de 1000 ans mentionnée dans les discours millénaristes.. Le mythe de la frontier a suscité dans l’imaginaire national un sens aigu de "l’illimitation", un moteur dans le pouvoir que conféra aux américains la maîtrise de la vapeur et de l’électricité. ( Pucheu, 2018 ).

Plus tard, une fois l'Amérique conquise, l'idée de Frontier va se métamorphoser et se concentrer sur la technoscience. Vannevar Bush, conseiller scientifique du président Roosevelt et chercheur au Massachusetts Institute of Technology (MIT), dont on se souvient pour avoir été l'un des grands avocats de la recherche scientifique des États-Unis lors de la Seconde Guerre mondiale, publie un en 1945 un rapport intitulé Science : The Endless Frontier (1945). Dans celui-ci, il dit :

Il est clair que le gouvernement des Etats-Unis se doit d'encourager le développement de nouvelles frontiers. Ce sont celles-ci qui ont ouvertes les mers aux navires, et ont données la terre aux pionniers. Bien que ces frontiers ont plus ou moins disparues, la frontier de la science reste. C'est s'inscrire dans la tradition Américaine - Celle qui a fait les Etats-Unis que nous connaissons aujourd'hui - que de rendre accessible cette frontier à chaque citoyen Américain.

L'idée de la frontier se redécouvre alors dans la recherche en ingénierie exploratoire aux Etats-Unis. Les technosciences seraient alors une manière de retourner à cet idéal d'exploration et d'expansion. La mission spatiale Apollo 11, au cours de laquelle, pour la première fois, des hommes se sont posés sur la Lune, le 20 juillet 1969, sera baptisée The New Frontier par le gouvernement Américain.

Le terme et l'idée de Frontier en tant que nouvel objectif à atteindre est ainsi largement repris dans les oeuvres de fictions. En 1989, la série télévisée Américaine Star Trek sera sous-titrée The Final Frontier, et chaque épisode commencera par :

L'espace : La dernière frontier. Voici les voyages du vaisseau Enterprise. Sa mission : Explorer des nouveaux mondes étranges, pour trouver des nouvelles terres et des nouvelles civilisations. Pour aller avec audace là où aucun homme n'est allé auparavant.

Vers de nouvelles frontiers

Cependant, la vision de la nouvelle frontier comme espace extérieur a été déplacé dans d'autres espaces symboliques : Pendant l'engouement du New Age dans les années 1960, et des drogues psychédéliques, on qualifiera la recherche spirituelle comme d'une Inner Frontier (Une frontière intérieure), c'est à dire la recherche de réponses à l'intérieur se soi, plutôt que dans des espaces extérieurs.

En 1954, Aldous Huxley décrit cette idée sous la forme d'un livre : The Doors of PerceptionC'est de ce livre que les membres du célèbre groupe The Doors s'inspireront pour l'origine de leur nom de scène.. Dans celui-ci, il décrit ses expériences psychédéliques sous l'influence d'une drogue appelée Mescaline. Cette idée d'utiliser les drogues psychédéliques à des fins spirituelles. Pour lui, les frontières extérieures sont tout-autant de territoires inexplorés que l'Homme se devrait de conquérir. Ces idées seront ensuite largement corroborées par le gourou des drogues psychédéliques Timothy Leary.

Pendant l'engouement pour la technologie, ce sera des espaces symboliques, comme le cyberespace ou les mondes virtuels.

En 1995, Sean Mitchell, du MIT écrit :

Le cyberespace est la nouvelle terre derrière l'horizon, celle qui attire les colons, les cow-boys, les artistes et les conquérants du XXIe siècle.

C'est ainsi un optimisme enchanté qui anime depuis toujours la philosophie américaine dans sa conquête de nouveaux horizons. Le grand mouvement de revitalisation religieuse qui aura lieu aux Etats-Unis dans les années 1960 et 1970 sera fait en réponse au désenchantement provoqué par les grands progrès dans le domaine des nouvelles technologiesMais pas uniquement, nous étudierons plus en détail ce mouvement de revitalisation religieuse dans la deuxième partie de ce mémoire.. Cette nouvelle frontier, qui se développait dans la Silicon Valley, peut aussi être perçue comme une tentative de réenchantement individuel. Dans son livre Microserfs (1994) Douglas Coupland écrit :

Comme la plupart de ceux qui ont déménagé dans la Silicon Valley, nous n'avions pas de structures traditionnelles pour nous fournir une identité, comme ont les autres endroits du monde : religions, politiques, structure familiale, histoire... Tous ces systèmes de croyances qui permettent aux individus de savoir qui ils sont. Nous étions seuls ici.

Le développement des nouvelles technologies serait ainsi venu avec son lot de crises identitaires pour les Américains qui y étaient le plus confrontés. L'idée d'une nouvelle frontier, dans le cyberespace pourrait ainsi combler les vides et épanouir le besoin spirituel.

La Californie de la fin des années 1960 est ainsi animée de la volonté d'une progressive maîtrise de l'évolution portées par la conquête de l'espace et de son hypothétique colonisation, ainsi que sur le génome, la théorie des systèmes cybernétiques, l'intelligence artificielle et les nouvelles technologies... Tout autant de nouvelles frontiers qui constituent l'horizon d'attente de changements radicaux dans l'ordre de l'évolution ( Pucheu, 2019 ).

Dans la partie suivante, nous allons tenter de comprendre en quoi ces idées, couplées au contexte social du New Age, ont permis le foisonnement des idées transhumanistes que nous connaissons aujourd'hui.

Terrain d'étude : La Californie des années 1970

La Californie des années 1970 peut être considérée comme un terrain de foisonnements de progrès sociaux et technologiques qui ont rayonné sur le monde entier. Dans cette partie, nous allons présenter deux grands changements majeurs dans les dogmes Américains, avec un mouvement de revitalisation religieuse sous la forme du New Age, et un attrait pour le futur et les nouvelles technologies à travers un futurisme propre à la Californie.

Le mouvement New Age

Les idées transhumanistes que nous connaissons aujourd'hui tirent leurs origines d'un amas complexes d'idées et de croyances. Cependant, c'est particulièrement la pensée futurologique Californienne de l'après seconde guerre mondiale qui a permis leur développement. Dès la fin des années 1960, la Californie va en effet être le terrain d'une intense effervescence prospectiviste articulée autour d'une progressive maîtrise de l'évolution portées par la conquête de l'espace et de son hypothétique colonisation, sur le génome, la théorie des systèmes cybernétiques, l'intelligence artificielle et les nouvelles technologies ( Pucheu, 2019 ).

Au milieu des années 1970 les Etats-Unis célèbrent leurs 200 ans. La guerre froide est en cours tandis que la guerre du Vietnam touche à sa fin, et les jeunes Américains ne sont plus enrôlés d'office. Les Etats-Unis assistent à un renouveau du sentiment patriotique, et à une remise en cause de l'orthodoxie idéologique communiste. L'Amérique est encore agitée par les mouvements contestataires s'opposant à la guerre du Vietnam, et entre dans une nouvelle ère de croissance industrielle importante avec une montée du consumérisme. Quelques années plus tôt, entre février et avril 1968, au sommet de leur carrière, les Beatles, très populaires aux Etats-Unis, font un séjour de trois mois en Inde pour y recevoir l'enseignement du Maharashi Mahsesh Yogi, concepteur de la méditation transcendantale. La publicité autour de ce voyage, ainsi que l'adoption de George Harrison de la philosophie hindouiste, seront parmi les facteurs qui amènerons à l'émergence et au développement d'une nouvelle spiritualité et du mouvement New Age dans l'Amérique des années 1970.

Le mouvement New Age se caractérise par une approche individuelle et syncrétique de la spiritualité. Il se compose d'un pêle-mêle de croyances et de pratiques, dont la vocation principale serait de transformer les individus par l'éveil spirituel. Il apparaît ainsi comme une réponse face à la crise des idéologies, et un refus de la montée du consumériste. Il peut être interprété comme une tentative de réenchantement du monde. Ce retour à la spiritualité se caractérise par un approfondissement du sentiment religieux ou encore par le sentiment d'une quête intérieure, hors de toute structure historiquement constituée.

La spiritualité dans le New Age se remarque par une propension à rejeter les définitions existantes de Dieu, et préfère le remplacer par une notion d'expérience. La religiosité du New Age impliquerait donc de ne plus croire en Dieu, mais d'en faire l'expérience. Ainsi, dans le New Age, Dieu et le divin pourraient être trouvé dans son soi intérieur. Ce désir d'expérience sera l'un des moteurs propices à l'exploration psychique, notamment avec la consommation de substances psychotropes, comme le LSD.

Les anciens Dieux sont morts, ou mourants, et partout les gens cherchent et se demandent : Quelle est la nouvelle mythologie ? Quelle mythologie peut unifier la terre en une unité harmonieuse ? ( Campbell, 1986; cité par Leary, 1994

C'est en 1969 qu'un professeur d'histoire de l'Université de Berkeley, Theodore Roszak, définit le premier le terme de contre-culture pour parler de la désaffiliation culturelle qui avait lieu autour de lui entre les étudiants, les artistes et les intellectuels. La Californie était en effet un pot-pourri culturel dans lequel se côtoyaient la Beat Generation, les leaders religieux, et les hippies. Ils étaient cependant unis par un rejet du "lavage de cerveau culturel" et un désir d'une vie plus authentique. La contre-culture unie avait alors comme double objectif, à la fois de développer des pratiques qui détruiraient les idées préconçues de la réalité, mais aussi de créer des nouvelles notions du potentiel individuel. Une idée unifiante était alors celle d'"expérience". Les pratiques et les techniques utilisées pour déclencher ces expériences gnostiques variaient, de l'utilisation de drogues psychédéliques, à l'adoption de pratiques religieuses venues d'Orient ( Zandbergen, 2011 ).

L'idée d'expérience individuelle comme moteur de l'optimisme humain ou de but à atteindre est relayé par la culture populaire. On constate d'ailleurs un pic d'utilisation du mot experience dans la littérature Américaine au début des années 1970. Le guitariste virtuose Jimi Hendrix fonde en1966 son groupe de rock psychédélique et le nomme The Jimi Hendrix Experience, dont le premier album sort la même année sous le nom de Are You ExperiencedSi l'idée d'expérience véhiculée dans ce contexte est typique à la spiritualité du mouvement New Age, elle n'est évidemment pas, ici, sans rappeler l'idée d'expérience provoquée par les drogues psychédéliques. Comme de nombreux groupes de la fin des années 1960 et du début des années 1970, Jimi Hendrix était un consommateur avide de psychédéliques, notamment de LSD. Rappelons que le légendaire festival hippie Woodstock a eu lieu en 1969..

L'Amérique est ainsi secouée par des intenses mouvements de revitalisations spirituelles qui prennent leurs racines sur la côte Ouest. Ce mouvement global est qualifié de New Age. Partout aux Etats-Unis, on assiste à une résurgence des courants thérapeutiques issus du mesmérisme. On assiste aussi à une démultiplication des cultes inspirés du paganisme et des religions orientales.

Le mesmérisme, ou magnétisme animal (dans le sens d'animisme), est une croyance qui trouve ses origines au XVIIIe siècle, durant lequel on croyait à une force invisible qui animait les humains, les animaux et les plantes, et qui avait des facultés de guérison. Ceux qui la pratiquent aujourd'hui se font appeler magnétiseurs.C'est également dans la Californie des années 1960 que l'on assiste à la création du Mouvement du Potentiel Humain. Il est fondé sur l'idée que des ressources psychologiques et spirituelles, des états supérieurs de conscience ou des expériences transcendantes, transpersonnelles ne sont pas exploitées en l'être humain. À travers ce développement d'un tel potentiel, la vie individuelle serait plus enrichissante, créative et heureuse et des changements sociaux positifs pourraient être espérés. On y pratiquait des nombreuses thérapies éclectiques (Psychosynthèse, Rebirthing, Théorie primate, etc) dans le but de "mobiliser les énergies bloquées" et de réveiller un supposé potentiel enfoui en chacun de nous. Le Mouvement du Potentiel Humain demeure un exemple de la montée des pseudosciences et des dérives sectaires dans le mouvement New Age.

Etroitement lié aux prémices du Mouvement du Potentiel Humain, est la création, en Californie, de l'institut Esalen, un centre dédié aux études multidisciplinaires "ordinairement négligées par les académies traditionnelles" Il est difficile de voir, dans le cas de l'institut Esalen, où se terminent les disciplines "négligées par les académies traditionnelles" et où commencent les pseudosciences. Cette question se retrouve rétroactivement dans de nombreuses croyances de la culture New Age.. L'institut Esalen se forme comme un point de convergence des idées New Age. On y retrouve Timothy Leary, Terrence McKenna, Douglas Rushkoff ou Aldous Huxley. Tout autant de personnes influentes dans la culture New Age et toujours présentes dans la culture New Edge dont nous parlerons plus tard dans ce mémoire.

L'Institut Esalen a également honoré dans les années 1990 la présence d'Erik Davis, l'auteur du livre Techgnosis : Myth, Magic and Mysticism in the Age of Information ( 2004 ), qui a été une influence majeure dans la rédaction de ce mémoire. C'est également dans les années 1960 et en parallèle du mouvement New Age que l'on assiste à un fort engouement pour l'Ufologie, une discipline qui consiste à se passionner à rechercher à tout prix les OVNIs (UFOs en anglais). C'est d'ailleurs en Californie en 1960 qu'est fondée le Mutual UFO Network (MUFON), qui reste aujourd'hui la principale organisation américaine d'enquête sur le phénomène OVNI. De manière comparable à l'Eglise basée sur une déification de l'Intelligence Artificielle fondée par Lewandosky évoquée dans l'introduction, l'engouement pour l'ufologie a donné naissance à des religions autour des croyances extra-terrestres. Mikael Rothstein, dans UFO Beliefs as Syncretistic Components (2012), examine comment des membres de diverses confessions, dans lesquelles les OVNIs sont absents ou marginaux (Christianisme, Mormons, Hare Krishna), intègrent la croyance aux ovnis et aux extra-terrestres dans leur système de croyance. La connexion entre mythologies différentes se fait dans ce qu'il appelle un "syncrétisme privé".

Le syncrétisme est une idée centrale du New Age, et qualifie une religion dont la doctrine ou les pratiques sont un mélange d'éléments pris dans différentes croyances. La connexion entre mythologies différentes rejoint l’idée postmoderne des "religions à la carte". Dans le New Age, il n'était ainsi pas rare de "créer sa propre religion" en empruntant par exemple des croyances au Christianisme, au Bouddhisme, à l'animisme, etc. Timothy Leary concrétisera ces idées dans Start your own Religion (1967), un livre dans lequel il encourage le lecteur à créer sa propre religion. Pour lui, la recherche de spiritualité et de religiosité était plus importante que la religion elle-même, une idée partagée dans tous les confins des croyances New Age.

Ainsi, l'Amérique est secouée par d’intenses mouvements de "revitalisation" spirituelle irradiés depuis la côte Ouest. Encore balbutiant au début des années 1960, ce revival va s’étaler sur presque trois décennies pour culminer à la fin des années 1970 et finalement s'affadir au milieu des années 1990. ( Pucheu, 2018 ). Pour certains, cette revitalisation de la religiosité s'inscrit dans la tradition des Great Awakenings (Grands Réveils) américains, dont le New Age en serait la quatrième instance.

Les sociologues des religions ont qualifié ces nouveaux élans de foi de "Nouveaux Mouvements Religieux". Le New Age, sous des apparences de théologie syncrétique, dissimule cependant des idées messianiques, et les pratiques occultes existeraient pour préparer l'humanité à quelque chose de plus grandiose. Pour les New Agers, l'homme devrait revenir à sa nature la plus primaire (le cosmos), qui aurait été corrompue par la société qui l'entoure.

En rejetant la société qui l'entoure, et en s'affirmant comme une contre-culture, les New Agers affirment que la vérité est intérieure. On retrouve alors dans cette philosophie des thèmes animistes, et l'idée de retrouver les liens qui uniraient l'homme à l'univers. Le New Age s'accompagne de son lot de théories métaphysiques comme celles de la physique ou de la cosmologie qui tendent à corroborer l'idée d'un dessein intelligent du cosmos ( Pucheu, 2019 ).

Le mouvement New Age sera aussi le théâtre de la réapparition de pratiques occultes, comme la divination, le psychisme, l'utilisation de cristaux, ou l'astrologie.

Le mouvement futuriste Californien

Les grandes figures de la révolution informatique trouvent aussi leurs racines dans la consommation intense de drogues psychédéliques. Le désir créatif de l'industrie informatique en serait même inspiré. Le co-fondateur de Apple, Steve Jobs, était une figure New Age en tout point : Il a voyagé en Inde, où il a consommé de l'acide, a étudié le Bouddhisme, etc. Bill Gates, le fondateur de Microsoft, était également une figure du mouvement psychédélique lors de ses années à Harvard.

La jeune génération des années 1980 aurait ainsi continué les batailles des générations précédentes en utilisant les ordinateurs de manière subversive, en créant leurs propres réalités grâce à la technologie. Pour Leary, les jeunes qui pensaient par eux même, remettaient l'autorité en question, et créaient leurs propres réalités grâce aux ordinateurs étaient des "Cyberpunks".

Le Club de Rome

Au début des années 1970, les pays développés sont à l'apogée des 30 glorieuses, une période de croissance sans précédents qui ne pouvait pas durer éternellement, et dont il fallait potentiellement préparer la fin. Avec des membres du monde entier, se forme un groupe de réflexion nommé le Club de Rome, composé de scientifiques, économistes et industriels influents, préoccupés des problèmes que devra affronter la société au sortir de ces temps complexes. Le groupe se fera connaître mondialement en 1972 par son premier rapport : Limits to Growth (1972).

Limits to Growth (1972) est un rapport relatif à la surpopulation, la raréfaction des ressources planétaires, ou encore aux changements induits par l'Homme sur l'écosystème et la biodiversité. Il se base sur une simulation informatique prenant en compte la population, la production de nourriture, la pollution et la consommation d'énergies non-renouvelables. La conclusion générale du rapport indiquait que, sans changement rapide dans les habitudes mondiales, la planète pourrait souffrir des conséquences désastreuses dans les années à venir.

Les critiques de ce rapport sont nombreuses et immédiates, cependant, il sera un moteur, non seulement dans la montée des politiques écologistes, mais également dans l'explosion du mouvement futuriste Californien. Le scénario profondément alarmiste du Club de Rome n’a fait qu’amplifier l’urgence d’investir les territoires encore inexplorés de la technoscience et a donné au mouvement futuriste californien une impulsion décisive ( Pucheu, 2018 ).

La conquête spatiale

L'un des événements majeurs qui va alimenter la croissance des idées futuristes aux Etats-Unis sera sans aucun doute l'engouement autour de la conquête de l'espace. Celle-ci était en effet la continuité contemporaine du mythe américain de la frontier, toujours fortement inscrit dans les imaginaires communs. Une fois la conquête du continent achevé, l'espace était imaginé comme la nouvelle frontier à conquérir.

Au début des années 1970, l'Amérique est fascinée par la "course à l'espace", la mission Soyouz, et enfin la mission Apollo 11, qui a marqué le premier pas de l'Homme sur la lune. En 1969, la NASA, remplit ainsi l'objectif fixé par le président John F. Kennedy en 1961 de poser un équipage sain et sauf sur la Lune avant la fin des années 1960 dans le but de démontrer la supériorité des États-Unis mise à mal par les succès soviétiques au dans le contexte de la guerre froide qui oppose ces deux pays. Ce défi est lancé alors que la NASA n'a pas encore placé en orbite un seul astronaute, ce qui est un exemple de la puissance de l'optimisme Américain. Le projet aboutit grâce à une mobilisation de moyens humains et financiers considérables, ce qui permet à l'agence spatiale de rattraper son retard sur le programme spatial soviétique, puis de dépasser celui-ci. Pour ce premier atterrissage sur la Lune, la NASA renforce considérablement les moyens mis en oeuvre pour la retransmission des images de la mission vers la terre, et l'événement est retransmis en mondovision.

Il est intéressant de noter que, même si elle fut rétroactivement redéfinie pour s'inscrire dans un contexte un peu plus païen, la mission Apollo 11 était empreinte de religiosité. Quelques minutes avant de poser le pas sur le sol lunaire, l'astronaute Buzz Aldrin a récité un passage de l'évangile de Jean et a pris le sacrement de l'Eucharistie avec du pain et du vin. De même, en 1968, les astronautes de la mission Apollo 8 ont lu tour à tour le Livre de la Genèse alors qu'ils étaient en orbite autour de la lune.

L'Amérique est ainsi prise d'un "enthousiasme cosmique", et les discours autour de l'espace deviennent de plus en plus à la mode dans les médias et la science fiction. Neil Armstrong nous disait que cela était "Un petit pas pour l'Homme, et un pas de géant pour l'Humanité", une phrase encore une fois emprise d'un grand optimisme futuriste.

Entre les idées de conquête spatiale et les mises en garde proto-écologiques, un point de convergence de toutes des idées est la L5 Society, une organisation créée en 1973, qui réunira la plupart des grands noms transhumanistes de cette époque. Parmi eux, des auteurs de science-fiction (Isaac Asimov, Arthur Clarke), des ingénieurs et scientifiques de renom (Freeman Dyson, Hans Moravec, Marvin Minsky), représentants de premier plan de la contre-culture californienne (Stuart Brandt, Timothy Leary) ( Pucheu, 2019 ). Le thème de prédilection de la L5 Society était de commencer à poser les bases de discussions sur l'imminente conquête spatiale que ferait l'Homme. Ces discussions se feraient notamment en s'inspirant des travaux de l’astrophysicien Gerard O’Neill et son projet de colonisation spatiale qu’il formalisera en 1976 dans son best-seller High Frontier. Ces discussions s'inscrivaient dans la recherche de la nouvelle frontier chère à la philosophie américaine.

Les membres de la L5 society étaient convaincus que l'idée de la conquête spatiale était une nécessité pour l'Homme, non pas pour des raisons cosmologiques, mais en raison de la raréfaction des ressources. Inscrite dans l'idéologie New Age, cette nouvelle manière de percevoir le futur disait ainsi que l'Homme est arrivé à un point de son évolution où tous ses "buts terrestres" ont été réalisés (Survie, expansion territoriale, sécurité, technologie), et que l'Humanité doit maintenant se préoccuper de l'expansion extra-terrestre, c'est à dire la conquête spatiale. La pensée New Age de la création de colonies spatiales qui ouvre des territoires inexplorés est largement inspirée du livre de O'Neill The High Frontier (1977), qui appelle à la création d'une colonie orbitale. La L5 society est créée en réponse aux idées de O'Neill.

Ainsi, les membres de la L5 Society étaient convaincus que des colonies spatiales pourraient être la réponse de la société face aux problèmes de pollution, de raréfaction des ressources ou de pauvreté. D'autres figures influentes du New Age, en revanche, concrétisaient le besoin de la conquête spatiale pour des raisons spirituelles. C'est le cas par exemple de Timothy Leary. La différence entre les idées de la L5 Society et celle de Leary est que la L5 Society s'intéressait uniquement à l'aspect social, écologique et matériel de la conquête spatiale, tandis que Leary voyait ça comme une étape nécessaire de l'évolution de l'Homme, par laquelle il allait pouvoir se réaliser, atteindre l'immortalité, et même communiquer avec un être suprême.

Timothy Leary créé l'acronyme S.M.I2.L.E, qui signifie Space Migration, Intelligence Increase, et Life Extension. (Migration vers l'espace, Augmentation de l'Intelligence, Extension de l'espérance de vie). Pour Leary, "l’expansion" des consciences, bientôt libérées de leur enveloppe biologique imparfaite, va amener les systèmes nerveux à converger dans un "système nerveux-espèce" qui réalisera l’unité cosmologique ( Leary, 1973; cité par Pucheu, 2018 ). Dans Starseed, une communication de Leary transmise depuis la prison de Folsom en 1973, Leary dit :

L'être humain n'est qu'un robot transportant un cerveau, conscient d'être conscient. Un robot créé pour découvrir ses propres circuits, son fonctionnement. Le système nerveux est un instrument de la conscience. Quand l'être humain a enfin découvert les capacités infinies du système nerveux, une mutation a eu lieu. La métamorphose de notre état larvaire, vers une destinée plus grande. Quand l'astronaute Edgard Mitchell a vu le joyau vert qu'est notre terre, il est devenu un voyageur temporel. L'écologie n'est qu'une distraction de bas niveau.

Edgard Mitchell faisait partie de la mission Apollo 14, et est la sixième personne à avoir marché sur la lune. Il était connu pour sa fascination presque religieuse pour l'espace, et sa renommée persiste encore aujourd'hui avec sa citation : "Depuis la lune, les politiques internationales ressemblent à des gamineries. Cela vous donne envie d'attraper un politicien par le cou, de le traîner sur un quart de million de *miles* (distance terre-lune; ndlr) et de lui dire "Regarde ça, fils de pute"".Leary voyait ainsi la conquête de l'espace comme une manière de se rapprocher de quelque chose de divin, et tournait en dérision l'aspect trop rationnel que ses contemporains lui portait.

Ainsi, Si la colonisation spatiale portait en germe le programme transhumaniste, c’est non seulement qu’elle impliquait un saut quantitatif dans l’ordre du progrès technoscientifique, notamment dans les champs de la physique, de la cosmologie ou encore de l'Intelligence Artificielle, mais aussi et surtout qu’elle questionnait la trajectoire évolutionniste de l’Homme, manifestement appelé à dépasser ses conditions d’existence terrestre ( Pucheu, 2019 ).

Ces imaginaires autour de la conquête de l'espace s'opèrent ainsi comme une convergence entre la religiosité New Age, l'élargissement d'une frontier, et la croissance de la pensée futuriste Californienne.

Le mythe du cyborg

L'évolution de l'Homme est ainsi remise en question, en témoigne la première occurrence du mot cyborg utilisé pour évoquer la nécessaire augmentation de l'Homme en le couplant à des technologies cybernétiques afin de s’adapter aux environnements extraterrestres. "Les voyages dans l’espace confrontent le genre humain à des défis non seulement technologiques mais aussi spirituels en ce qu’ils invitent l’Homme à prendre une part active dans son propre développement biologique" écrivaient les auteurs de Cyborg and Space en 1960 ( Pucheu, 2019 ).

Le principe du cyborg est d'abord né dans la science-fiction, qui a largement alimentée les fantasmes autour de cette idée. Les films et la littérature cyberpunk ont parsemé les imaginaires collectifs de ces idées de mélanges entre le vivant et la machine, et de robots couplés à des cerveaux marinants dans du liquide amniotique. Cela étant, l'idée du cyborg est né d'une volonté très sérieuse animée par les espoirs mis par les Hommes dans leurs prouesses techniques. C'est en effet en plein coeur des années 1960 et de la conquête de l'espace que l'on commence à imaginer le moyen de faire voyager des êtres vivants qui devront accomplir des tâches cognitives aussi bien que des activités motrices. Afin de leur permettre de préserver l'équilibre de leur relation avec cet environnement, on envisage de les relier à des mécanismes capables d'autorégulation ( Besnier, 2010 ).

On trouve ainsi à l'origine du cyborg l'idée d'une association de l'organisme vivant et de la cybernétique dont l'image a évoluée, et à été déclinée, en direction d'une certaine fantasmagorie. Le mot a servi à d'abord servi à qualifier l'être hybride qui associait de manière interne l'organisme biologique et les prothèse électroniques, jusqu'à qualifier le couplage d'être humain avec des machines de toutes espèces et de toutes dimensions. On commence déjà à distinguer ici des prémices de l'utopie transhumaniste contemporaine.

De cette manière, on distingue dans l'imaginaire Américain la part grandissante de que la technique prenait sur l'Homme, et qui aboutirait au fantasme transhumaniste.

Des imaginaires rendus possibles grâce au développement des nouvelles technologies

Bien entendu, si les imaginaires autour des nouvelles technologies émergentes trouvaient des racines dans une religiosité en place, il est aussi important de noter que cela n'aurait pas pu arriver sans les évolutions technologiques majeures qui ont animées les années 1970 et toutes les années subséquentes. Ces évolutions technologiques qui ont créées les fantasmes futuristes que nous connaissons aujourd'hui ont en grande partie la particularité de provenir de la Silicon Valley, c'est à dire l'épicentre du New Age dont nous avons parlé dans les parties précédentes.

Ainsi, si les influences de la pensée New Age a complètement formé la pensée New Edge, elle a également pu être réalisée en allant de pair avec le développement des nouvelles technologies au milieu des années 1970, en particulier en Californie. Plus encore, c'est dans les années 1970 que la technologie de pointe ( cutting edge ) est rendue accessible à chacun. En effet, les premiers ordinateurs personnels sont développés en 1975, c'est dans cette même année que Bill Gates et Paul Allen développent un compilateur à destination du grand public, et fondent Microsoft. La révolution est en marche, alors que les ordinateurs étaient encore, quelques années plus tôt, de la taille d'une pièce dans une maison, ils pouvaient désormais être possédés par tous dans leurs foyers. Un an plus tard, en Californie, Steve Jobs et Steve Wozniak, développent l'Apple I, un ordinateur personnel en kit dont le succès est immédiat. Les technophiles s'approprient ces technologies immédiatement, les systèmes de développements informatiques (Encore faciles à prendre en main à l'époque du fait de la simplicité technique des systèmes) permettent la création par n'importe qui des premiers logiciels et des premiers jeux vidéos.

1977 est défini comme l'année de la "Sainte Trinité de l'ordinateur personnel". cette année là sort l'l'Apple II, la TRS-80 Model I, et la Commodore PET : Trois modèles d'ordinateurs personnels dont l'usage deviendra commun dans les foyers des familles américaines dans les années 1980. L'adoption des ordinateurs personnels aux Etats-Unis sera cependant assez lente, mais la Californie en a toujours été son épicentre. En 1984, seulement 8% des foyers américains avaient un ordinateur personnel.

Si la technologie prend son envol, elle arrive également avec son lot de fantasmes. Corroborés par la science fiction, on parle de cyberespace, implants neuronaux, mind upload ou encore de body hacking, tout autant d'idées qui peupleront les imaginaires New Edge.

Du New Age au New Edge : L'exemple de Timothy Leary

De gourou du LSD...

En 1960, Timothy Leary, Alors professeur de psychothérapie à l'université d'Harvard, fait un voyage au Mexique. Là bas, il y rencontre un Anthropologue , lui aussi professeur à l'Université de Harvard, qui lui offre de consommer des "champignons sacrés" qu'un Shaman lui aurait donné. Leary accepte, et entre alors dans un état de transe, qu'il décrira plus tard comme "l'expérience religieuse la plus profonde de sa vie". ( Weil, 1973; cité par Ruthofer, 1997 ). Comme tant d'autres avant lui, il découvre que "le monde qui l'entoure, qui paraissait pourtant si réel, n'était en réalité qu'un petit théâtre construit par son esprit". Dans son autobiographie Flashbacks (1983), il dit :

Pendant les quatre heures que j'ai passé près de cette piscine à Guernavaca, j'en ai appris plus sur l'esprit humain, le cerveau et ses structures, que je ne l'ai fait les 15 dernières années en tant qu'assidu psychologue.

J'ai appris que le cerveau est un bio-ordinateur sous-utilisé, qui contient des milliard de neurones auxquels nous n'avons pas accès. J'ai appris que la conscience telle que nous la connaissons n'est qu'une goûte d'eau dans l'océan de l'intelligence. J'ai appris que la conscience et que l'intelligence peuvent-être systématiquement étendus. Le cerveau peut être reprogrammé. La connaissance du cerveau humain est le plus grand problème scientifique de notre époque. J'étais euphorique, convaincu d'avoir trouvé la clé que nous cherchions tous.

Cette expérience fut un tournant majeur dans la vie de Timothy Leary. Rentré aux Etats-Unis, il persuade l'Université de Harvard de l'autoriser à étudier les effets des drogues psychédéliques Il est important de noter qu'à cette époque, les drogues psychédéliques étaient toujours légales aux Etats-Unis.

Leary décide de ne pas suivre les modèles d'études comportementaux standards où il ferait consommer des drogues psychédéliques aux autres pour en observer les effets. Son idée était que c'est d'abord au scientifique de s'éduquer à la prise de drogue, une approche fortement criquée par ses contemporains ( Ruthofer, 1997 ). Leary pensait également que le terme "psychomimétique" (Qui signifie "imiter la psychose"), utilisé en psychologie à l'époque pour décrire les effets des drogues hallucinogènes, n'était pas approprié, et reflétait une image trop négative. Il préférait le terme "psychédélique" (Qui signifie "provoquer un état mental"). Les expériences de Leary eurent des résultats intéressants. Il prouva par exemple que les drogues psychédéliques peuvent produire des états d'expériences religieuses profondes, similaires à celles des prophètes religieux à travers les époques.

Diverses célébrités, comme Aldous Huxley ou Allen Ginsberg prirent part aux expériences de Leary. En plus de ses expériences universitaires formelles, il organisait des sessions privées de prises de produits psychédéliques dans son appartement. Peu à peu, Leary devint convaincu que les drogues avaient la possibilité de changer l'existence humaine, et de réparer la société balbutiante. A partir de ce moment, Leary se vit en messie dont la mission serait de créer une société meilleure grâce aux drogues psychédéliques. Leary pensait que les problèmes politiques étaient des manifestations de problèmes psychologiques qui, au fond, étaient neurologiques.

C'est un étudiant de Leary qui lui fournit du LSD pour la première fois, une expérience bouleversante pour lui :

Le LSD était différent des autres drogues psychédéliques. Il faisait tournoyer ma conscience dans une danse d'énergie, où rien d'autre n'existait que des vibrations ronronnantes, des formes illusoires sur différentes fréquences.

A partir de là, Leary utilise le LSD dans ses recherches. Avec l'aide du LSD, il voulait obtenir des réponses aux questions des mécaniques du cerveau humain. Il voulait aussi développer un nouveau langage, verbal et non-verbal, qui l'aurait rendu capable de parler des expériences psychédéliques de manière scientifique.

Un jour de 1963, après un trip au LSD, un étudiant de Leary téléphone à ses parents, clamant qu'il a trouvé Dieu. L'histoire fait scandale, et le fait que Leary organise des sessions de prise de LSD avec ses étudiants devient publique. L'université de Harvard l'oblige d'arrêter ses expériences, et il est accusé par ses contemporains de ne pas mener ses expériences de manière scientifique. "Le LSD est plus important que Harvard", dit alors Leary avant de se faire virer de l'université au printemps de 1963.

Le scandale fait écho dans les médias, et de nombreux magazines des Etats-Unis s'emparent de l'affaire. Tout à coup, Leary est connu dans tout le pays comme "Monsieur LSD" ( Lee, 1992; cité par Ruthofer, 1997 ).

Pendant ses années à Harvard, Leary avait débuté un projet privé de recherche sur les drogues psychédéliques : L'International Foundation of Internal Freedom ("La Foundation Internationale de Liberté Interne", IFIF), qu'il continua après son expulsion. Le but du projet était d'étudier l'utilisation religieuse des drogues psychédéliques. Grâce à sa célébrité naissante, Leary réussit très vite à réunir 3000 membres. Il construit des locaux pour sa fondation partout aux Etats-Unis, et à l'été 1963, migre le quartier général à Zihuatanejo, au Mexique. Un groupe de Beatnik y suit Leary. Six semaines plus tard, cependant, l'IFIF est renvoyé du Mexique.

Leary s'installe ensuite à Millbrook, dans l'état de New-York, où il rassemble un noyau dur d'une trentaine de personnes pour l'accompagner dans ses expériences sur le LSD et la méditation orientale. Il vit une vie communautaire avec ses adeptes, et publie un guide de bonne pratiques de trip au LSD : The Psychedelic Experience (1964). Il fonde officiellement un groupe religieux : La League for Spiritual Discovery ("Ligue pour la Découverte Spirituelle", LSD).

Inspiré par le sociologue des médias Marshall McLuhan, Leary réalise très vite que c'est en utilisant les médias qu'il pourra se faire entendre. Il joue sur sa personnalité de "Monsieur LSD" à merveille, et se fait inviter sur des centaines de plateaux de télévision et de radio pour vanter les bienfaits du LSD. Il promet à ceux qui en consomment une meilleure vie, des révélations spirituelles, une intelligence accrue, des romances mystiques, et des meilleures performances sexuelles. Il invente et popularise son célèbre slogan "Turn on, tune in, drop out" ("Vas-y, mets-toi en phase, et décroche"), devise synonyme de libération, de contemplation méditative, et de contestation. Il voulait, à travers ce slogan, montrer que le LSD peut créer un nouvel état de conscience, et rejeter la politique, les guerres, la violence, le service militaire, le racisme, le sexisme et les religions établies ( Leary, 1983 ).

En 1966, en pleine "Guerre sur les Drogues", le LSD devient illégal. Pour Leary, la criminalisation du LSD était la preuve infaillible que cette "nouvelle conscience" dont il rêvait était opprimée au même niveau que les manifestations de paix, la libération sexuelle ou l'écologie. En 1968, quand les révolutions des années 1960 battent leur plein, Leary devient un porte parole des contestations de l'engagement militaire des Américains dans la guerre du Vietnam. Il est vu en train de chanter Give Peace a Chance avec John Lennon et Yoko Ono, et annonce sa candidature en tant que gouverneur de la Californie en Mars 1970La célèbre chanson des Beatles "Come Together", écrite principalement par John Lennon, a d'ailleurs été composée à l'origine comme un hymne à la campagne politique de Timothy Leary..

En réalité, dans le contexte de ce pamphlet, la liberté individuelle réside dans la liberté d'altérer son propre esprit. Une réponse à la criminalisation du LSD.Leary publie un pamphlet The Politics of Ecstasy, dans lequel il évoque une nouvelle déclaration d'indépendance basée sur la liberté individuelle. C'est à ce moment que le président Nixon qualifie Leary de l'"Homme le plus dangereux de la planète".

Rien ne semble arrêter Leary, si ce n'est qu'au milieu de l'année 1970, il est arrêté pour possession de Marijuana, et reçoit une peine de prison de 10 ans. Il s'échappe quelques mois après, en Septembre 1970, et fuit en Algérie, où il sympathise avec un groupe de Black Panthers. Il demande ensuite l'asile en Suisse mais y est refusé, il passe ensuite quelques mois en cavale en Europe, mais est ratrappé par la police en Afghanistan, et remis aux autorités Américaines. Il rentre en prison aux Etats-Unis en 1972 avant d'en sortir en 1976. Pendant ces quelques années, il écrit de nombreux livres sur les neurotechnologies, les manières de contrôler notre système nerveux.

Leary reste discret à sa sortie de prison, et, à la surprise de tous, quand il réapparaît sur la scène médiatique au début des années 1980, il ne parle plus de LSD, mais de nouvelles technologies, de migration spatiale, et d'extension de la vie humaine.

… À figure emblématique du Cyberpunk

"Turn on, Tune in, drop out", notre nouvel invité a inventé cette célèbre phrase. Il nous a encouragé à explorer notre esprit avec une drogue controversée appelée LSD. 20 ans plus tard, il nous encourage toujours à explorer notre esprit, sauf que maintenant, au lieu du LSD, ce sera plutôt avec IBM

– Introduction de l'intervention de Timothy Leary sur un plateau de télévision Américaine, lors de sa campagne de promotion pour son logiciel Mind Mirror.

Durant les années 1980, Leary devient l'un des premiers promoteurs de la réalité virtuelle et de l'Internet. Il affirme que l'ordinateur personnel est le nouveau LSD, et aurait la capacité de redonner le pouvoir aux individus. Il devient l'égérie d'une toute nouvelle contre-culture cyberpunk. À la fin de sa vie, il réactualise son célèbre slogan "Turn On, Tune In, Drop Out" en "Turn On, Boot Up, Jack In" ("Vas-y, Démarre, Branche toi"), un symbole du fait que les nouvelles technologies nous permettraient de créer nos propres réalités, notre cyberespace.

Pour Leary, contrairement aux idées de la L5 Society, la nécessité de la conquête spatiale n'est pas une réponse au problème de la surpopulation, ou l'épuisement des ressources. Il voit la conquête spatiale comme la possibilité de fusionner avec une intelligence supérieure. Il s'adresse à "Hir", une combinaison de "Him" et "Her", car l'intelligence supérieure dont il parle ne serait ni mâle, ni femelle. Cet être divin dont il parle aurait supposément envoyé des messages à notre planète il y a des milliards d'années, sous la forme de séquences ADN et de code génétique. Il parle d'une "planète mère", de laquelle chaque être humain proviendrait, et à laquelle il faudrait revenir. Les drogues psychédéliques seraient nécessaires pour obtenir une intelligence supérieure et déchiffrer le code génétique, étendre notre espérance de vie, et finalement migrer vers l'espace.

Leary lance le projet H.O.M.E (High Orbitals Mini Earths), un projet de colonies spatiales, et une étape nécessaire dans sa volonté de conquérir l'espace, avec pour volonté d'"ouvrir des territoires inexploités, des nouvelles ressources d'énergie, et des nouvelles stimulations pour notre cerveau". Ce projet est fortement influencé par le livre de O'Neilll The High Frontier (1977), et la L5 Society. Dans The High Frontier, O'Neill évoque l'établissement d'une colonie orbitale entre la terre et la lune, à un point gravitationnel stable appelé Larange Point 5.

La L5 Society est fondée en réponse au livre de O'Neill. Ses membres étaient convaincus que la colonie L5 aiderait l'humanité à s'échapper de la pollution terrestre, à résoudre les problème de la raréfaction des ressources, de la pauvreté, et du collectivisme. La différence entre l'idée de Leary et celle de la L5 Society était que celles de la L5 Society étaient intéressés par les progrès sociaux, écologiques et matériels de la migration spatiale, tandis que Leary voyait la migration spatiale comme une étape nécessaire dans la réalisation personnelle, l'immortalité, et la fusion avec une intelligence supérieure.

Ainsi, dans les années 1980, de nombreux jeunes admirateurs de Leary ne sont plus intéressés par l'aspect psychédélique de ses discours. La jeunesse américaine se retrouve dans les discours de Leary, dans lequel il inclut les nouvelles technologies. Ces discours leur permettaient de développer un sentiment d'appartenance à une contre-culture que Leary représentait.

Une personnalité importante de la cyberculture qui fut inspiré par les théories de Leary est R.U. Sirius, de son vrai nom, Ken Goffman. Le co-fondateur et éditeur en chef de l'un des premiers magazines de cyberculture majeur : Mondo 2000. Leary surnommera d'ailleurs Sirius de "L'une des têtes sur le Mt Rushmore de la cyberculture" ( Leary, 1997 ).

À la différence de la plupart des personnalité importantes du mouvement psychédélique des années 1960 et 1970, Sirius n'a jamais été un technophobe. Passionné depuis le plus jeune âge par les nouvelles technologies, il avait toujours eu cette idée que les machines seraient l'avenir de l'Homme. En 1980, lors d'un trip au LSD, il obtient une vision qui confirme sa pensée :

En 1980, peu de jour après la mort de John Lennon, Sirius obtient une vision qui l'oblige à laisser les sixties derrière lui, et à se raccrocher à la révolution technologique qui avait lieu autour de lui. Mais pourquoi se contenter d'un Eden cybernétique, quand les promesses divines sont dans les nuages ? Inspiré par les prémonitions de Timothy Leary sur les colonies spatiales, Sirius incorpore une touche high-tech au Mouvement du Potentiel Humain, une nouvelle vision d'un avenir robotique. ( Dery, 1999 )

Dans Chaos & Cyberculture (1994), Leary présente une théorie sur l'évolution des contre-cultures des années 1950 à 1990, et il définit une nouvelle contre-culture. Il montre que les nouvelles technologies ont effectué des changements profonds dans notre société, et que les ordinateurs personnels, la télévision, et l'Internet ont encouragé les jeunes du monde entier à penser par eux même, à remettre en cause l'autorité, et à débuter une révolution libératrice qui aurait été la cause de la chute des régimes à la fin des années 1980 (Chute du mur de Berlin, Communisme en Europe de l'Est, etc). Selon lui, cette révolution technologique et des consciences était toujours en court. Leary avait confiance en l'aspect libérateur des nouvelles technologies et du mouvement futuriste. Il croyait en un futur post-politique, une société où l'individu n'aurait jamais à obéir automatiquement, et où l'homme vivrait en symbiose avec la technologie. De plus, nous serions tous capable, dans un futur proche, de télécharger nos cerveaux dans des ordinateurs, serions libérés de nos enveloppes corporelles, et deviendrions immortels.

Leary est fasciné par la génération des Baby Boomers, la première génération qui fut exposée à un flot constant d'informations provenant des écrans. Il appelle les Baby Boomers des "consommateurs de la réalité". Il affirme que les millions d'américains qui ont fait la merveilleuse expérience du LSD ont ouvert la voie à la société technologique d'aujourd'hui. Pour lui, les personnalités impliquées dans le développement de l'ordinateur personnel ont toutes puisées leurs inspirations dans des expériences psychédéliques.

Le co-fondateur d'Apple Steve Jobs est allé en Inde, a consommé énormément d'acide, a étudié le Bouddhisme, et quand il est revenu, a dit qu'Edison a plus contribué à l'évolution de la race humaine que le Bouddha. Bill Gates, de Microsoft, était aussi une grosse personnalité psychédélique à Harvard. Cela fait sens, du moment que l'on active notre cerveau avec des drogues psychédéliques, la seule manière de décrire l'expérience est électriquement. Ce n'est pas une coïncidence si l'article du Time Magazine sur Steve Jobs mentionne le LSD à deux reprises ( Leary, 1994 ).

Notons tout de même que, bien qu'il se définissait comme athée, Edison était sans aucun doute au minimum agnostique. A la fin de sa vie, il dit : "Je ne crois pas au Dieu des théologiens, mais d'une intelligence suprême, je ne doute pas". (Foote, 1970)

La religiosité dans la pensée de Leary

Nous avons vu plus tôt dans ce mémoire que le mouvement cyberpunk est né d'un genre de fiction littéraire. Leary s'est cependant approprié le terme, et s'est érigé de lui même en figure cyberpunk.

Leary décrit le mouvement cyberpunk comme de l'alchimie moderne, et montre que les alchimistes du moyen-âge sont très similaires aux adeptes des nouvelles technologies. Pour lui, les alchimistes créaient des systèmes magiques qui leurs permettaient de voir le futur, de parler à des amis à de très longues distances. Les alchimistes modernes, regarderaient les écrans d'ordinateur, et y verraient des réalités alternatives. Si la légende occulte du XIXe siècle Aleister Crowley définissait la magie en tant que "L'art et la science de provoquer des changement dans notre réalité, à notre volonté", les ordinateurs seraient notre propre porte vers la magie avec laquelle nous pourrions changer le monde ( Leary, 1997 ). De plus, qu'il s'agisse des alchimistes du moyen-âge ou des cyberpunks, tous les deux disposeraient d'une connaissance des arcanes méconnues de la population globale, avec leurs propres secrets et formules magiques.

Dans Design for Dying (1997), Leary va encore plus loin, et compare les quatre éléments alchimiques (Terre, Air, Feu, Eau) aux quatre couleurs du tarot divinatoire (Denier, Epée, Bâton, Coupe), et enfin, aux quatre composants essentiels d'un ordinateur (Souris, RAM, Electricité, Lecteur de disque).

Dans Chaos and Cyberculture (1994), Leary donne des exemples de différentes figures cyberpunk au fil de l'histoire : Il mentionne Prométhée, un "Génie technologique qui a volé le feu aux Dieux", Christophe Colomb, qui a "persisté dans ses rêves de découverte", Andy Warhol, Stanley Kubrik, Steve Jobs, etc. En donnant ces exemples, Leary monte la figure cyberpunk comme "n'importe quel individu qui pense par lui même et rejette les dogmes pré-établis."

Leary, transhumaniste ?

Leary avait indéniablement raison quand il disait que "le futur allait tournoyer de plus en plus rapidement, et de manière de plus en plus imprévisible, que l'on consomme ou non du LSD". Encore aujourd'hui, nous constatons que les dernières décennies ont évoluées si rapidement qu'il nous est compliqué de prédire ce que le futur proche nous réserve, et quelles nouvelles technologies révolutionnaires seront découvertes demain. La technologie évolue de plus en plus rapidement et, ce qui tenait de la science-fiction hier est possible aujourd'hui (Internet, Réalité Virtuelle, Clonage…). Pour Leary, l'accélération des évolutions technologiques étaient un signe que tout allait bien. Leary était en effet un éternel optimiste, il croyait que les ordinateurs, l'Internet, les nouveaux médias, pourraient nous aider à créer la réalité de nos rêves, et propulser l'humanité vers un monde meilleur.

Cependant, une seule limite subsistait : La mort. Quand Leary apprend, en 1995, qu'il est atteint d'un cancer du pancréas, il co-écrit, avec R.U. Sirius, son dernier livre : Design for Dying (1997). Dans ce livre, il parle des différentes manières par lesquelles la technologie nous permettraient de transcender ce qu'il appelle "la dernière limite".

Leary mentionne d'abord la cryogénisation, procédé de conservation à très basses températures d'êtres vivants dans l'espoir que de futures avancées technologiques pourront permettre de les ramener à la vie. Elle pourrait permettre dans le cas d'un patient souffrant d'une maladie incurable avec nos moyens médicaux actuels d'attendre qu'un traitement de sa maladie soit éventuellement développé dans un avenir lointain.

Leary mentionne ensuite les nanotechnologies, des minuscules robots moléculaires qui seraient capables de remplacer les cellules d'ADN malades, de réparer des cellules, et même d'empêcher le corps humain de vieillir. Un cerveau cryogénisé pourrait ainsi être soigné dans le futur.

Enfin, Leary nous parle du processus de mind uploading (Téléchargement de l'esprit). Une technique qui pourrait permettre de transférer un esprit d'un cerveau à un ordinateur, en l'ayant numérisé au préalable. Un ordinateur pourrait alors reconstituer l'esprit par la simulation de son fonctionnement, sans que l'on ne puisse distinguer un cerveau biologique réel d'un cerveau simulé.

Les pensées de Leary vont encore plus loin que celles de l'immortalité. Il prédit que dans le futur proche, les êtres humains ne seront que des curiosités du passé. Pour lui, toutes les nouvelles technologies développées durant les quelques dernières décennies indiquent que l'évolution naturelle de l'espèce humain est bientôt achevée. Leary cite Hans MoravecComme Leary, membre de la L5 Society, Moravec est un futurologue qui s'est fait connaître à travers ses travaux sur la robotique, sur l'Intelligence Artificielle mais aussi par ses articles sur l'impact des nouvelles technologies. Ses écrits et les prédictions s'inscrivent dans le courant transhumaniste. et dit "Nous devons notre existence à l'évolution organique, mais nous ne sommes pas obligé de lui être loyal. Nous sommes arrivés à un à seuil de recommencement dans l'histoire de l'univers, comparable à celui de l'arrivée de la vie sur terre". Moravec et Leary veulent dire que nous avons atteint un tournant dans l'histoire de l'évolution, et que nous entrons finalement dans l'ère "posthumaine". Leary dit :

Nous arrivons à un point par lequel le prochain progrès évolutionnaire de notre espèce sera sous notre contrôle. […] Nous ne serons plus dépendants de nos aptitudes humaines pour notre survie. Dans le futur proche, les ordinateurs et les technologies biologiques rendront la forme humaine totalement déterminée par les choix individuels. […] Je vois deux sortes d'humains du futur proche : le "cyborg", une biomachine hybride de n'importe quelle forme désirée, ou l'humain "postbiologique", une forme de vie électronique dans un réseau d'ordinateurs. En somme, l'humain-en-tant-que-machine, ou l'humain-dans-la-machine.

Que l'on partage ou non sa foi en la technologie, l'influence de Leary sur la contre-culture New Edge des années 1980 et 1990 est indéniable. En 1973, Leary prédisait que le monde entier pouvait être lié par un "système nerveux électronique", un réseau de communication électronique global qui détruirait les structures hiérarchiques. Dans Exo-Psychology (1977), Leary encourageait les hippies à laisser les idées Flower-Power des années 1960 derrière eux, et de trouver des manières de vivre avec la technologie qui, selon Leary, pouvait nous libérer de toutes nos limites. Il définissait un niveau de conscience plus profond, accessible à l'aide du LSD, dans lequel le temps, l'espace et le corps sont transcendés, et dans lequel les individus communiqueraient à la vitesse de la lumière. Ce "niveau de conscience" a plus tard été interprété comme l'Internet que nous connaissons aujourd'hui. ( Ruthofer, 1997 )

Analyse

Si j'ai présenté ici les idées d'une seule personne, il est important de noter que l'évolution des idées de Leary est caractéristique des pionniers du transhumanisme. Le fait qu'une personne change radicalement ses idées, de gourou du LSD à futurologue transhumaniste de la première heure, n'est pas anodin, tant ces idées comprennent des similitudes. En somme, le mouvement transhumaniste, aurait beaucoup plus de similitudes avec le mouvement New Age qu'une vue de surface ne nous le laisserait penser.

Aussi, il est important de noter que la consommation de produits stupéfiants n'a pas cessée automatiquement dans les années 1980 et 1990. Dans Chaos & Cyberculture (1994). Leary mentionne les designer drugs, qui seraient disponibles en "quantités monumentales", et qui seraient capables de nous aider à transformer la réalité. Ces nouvelles drogues (En particulier l'Ecstasy) sont beaucoup plus prévisibles et faciles à utiliser que les psychédéliques des années 1960.

Pour Leary, les New Agers étaient la première génération capable de "construire leurs propres réalités" (Grâce au LSD). Les membres de la nouvelle génération, équipée de nouvelles technologies, en seraient alors des experts.

L'idée centrale qui relie les théories de Leary tout au long de sa vie est celle que l'humanité évolue vers quelque chose de plus grandiose. Que ce soit, en utilisant des psychédéliques ou des ordinateurs, l'humain pourrait étendre sa conscience et accélérer la course de l'évolution humaine. Nous serions de plus en plus proches du dernier niveau de l'évolution, que Leary décrit comme "La culmination du mystique, du transcendantal, des rêves hallucinatoires que nous avons envisagés dans nos rêves psychédéliques".

Leary est également caractérisé par son insatiable optimisme. Il percevait le meilleur dans chaque progrès technologique, et essayait toujours d'imaginer les meilleurs scénarios possibles. Dans chaque apparition télévisuelle, ou dans chaque conférence, il semblait toujours animé par cet "optimisme cosmologique" ( Pucheu, 2019 ) qui reste centrale de la pensée des extropiens ou des singularitariens. Cet optimisme cosmologique est également étroitement lié avec l'ambition généralisée dans la philosophie Américaine.

Ainsi, Leary représente la manière par laquelle, inspiré par le New Age, il est possible d'apporter un cadre interprétatif mystique aux découvertes de la cybernétique. Comme nous l'avons vu dans la première partie de ce mémoire, les grandes découvertes technologiques s'accompagnent régulièrement d'une tentative de compréhension spirituelle. Dans la suite de cette partie, nous allons voir comment la contre-culture New Edge qui s'est formée dans la Californie des années 1980 a permis la diffusion de ces idées, jusqu'à leur entrée dans le mainstream.

Le New Edge : Un point de convergence des premières idées transhumanistes

Si l'on distingue, déjà, à la fin des années 1970, les prémices des idées transhumanistes que nous connaissons aujourd'hui, celles-ci étaient encore enfouies dans divers sous-mouvements indépendant les uns des autres, avec de faibles connexions. Dans les années 1980, une nouvelle contre-culture appelée New Edge va offrir un point de convergence de toutes ces idées et les faire foisonner de manière exponentielle. Nous étudierons dans cette partie la manière dont la culture New Edge, qui s'est posée comme un point de convergence des idées New Age et technoscienfiques, a été un point majeur dans l'élaboration des récits transhumanistes qui remplissent aujourd'hui notre paysage culturel.

Les années 1980 voient l'arrivée d'une nouvelle culture. appelée New Edge, ce mot, inventé par les fondateurs du magazine de cyberculture Mondo 2000, représente la liaison entre deux concepts :

  • Le New Age, caractérisé notamment par une nouvelle approche individuelle et éclectique de la spiritualité, notamment dans les années 1970 ( Zandbergen, 2011 ).
  • Le mot Edge (au sens de cutting-edge) : qui est la célébration de la modernité des avancées technoscientifique.

L’idée globale de New Edge serait alors de regrouper l’ensemble des discours et des pratiques qui engloberaient la religiosité New Age dans un contexte technologique ( Zandbergen, 2011 ). Toutefois, l'idée de New Edge est confuse, et les avancées technologiques rendent floues les distinctions entre technologie, nature, science et religion ( Davis, 2004 ).

Le New Edge a d'intéressant qu'il a pour la première fois pu faire la liaison claire entre la religiosité du New Age, et l'avancée des technologies. Le New Edge a en effet permis la création d'une nouvelle culture, avec ses codes, ses mots, ses pratiques, et même sa musique. Dans cette partie, nous allons tenter de montrer en quoi la culture New Edge est étroitement liée aux discours transhumanistes que nous connaissons aujourd'hui.

Difficulté à cerner le New Edge

Le New Edge semble aujourd'hui encore être une époque méconnue, sur laquelle les recherches académiques, à posteriori, sont peu abondantes. Le New Edge est également difficile à définir tant il englobe une nébuleuse de concepts différents.

Dans ce mémoire, nous utiliserons le terme New Edge pour définir le milieu cultuel qui s'est posé comme la passerelle entre les idées New Age et le transhumanisme que nous connaissons aujourd'hui. Cependant, ce terme ne semble pas accepté par tout ceux qui se réfèrent à cette époque.

Dans Escape Velocity, Mark Dery écrit "Essayer de comprendre Mondo 2000 est comparable à essayer de se battre avec l'android en métal liquide de Terminator 2". Ce constat est également celui de la conclusion de la thèse de Dorien Zandbergen (2011) dédiée au mouvement New Edge : Pour elle, le discours du New Edge est trop complexe pour être analysé et placé en relation à des idéologies précises. C'est un discours hétérogène par nature, dans lequel on trouve tout autant des individus glorifiants des idéaux rationnels (Le futurisme et les idées transhumanistes) que des tentatives de réenchantement du monde (Le syncrétisme religieux développé dans le mouvement New Age). Zandbergen cite également Hanegraaf, dans New Age Religion and Western Culture, qui conçoit l'existence du mouvement New Edge sans jamais le citer, sinon dans une note de bas de page. Pour Hanegraaf, en 1996, ce mouvement semblait ainsi toujours trop récent pour être perçu et analysé dans une perspective globale.

En Juillet 2019, dans les phases finales de la rédaction de ce mémoire, Erik Davis, auteur de Techgnosis : Myth, Magic and Mysticism in the Age of Information (2004), qui a inspiré la première partie sur l'aspect historique de la religiosité technologique, a publié un nouveau livre : High weirdness : Drugs, Esoterica, and Visionary Experience in the Seventies (2019). Dans celui-ci, il montre la manière dont la religiosité qui caractérisait la côte Ouest des Etats-Unis dans les années 1970 s'est inscrite dans les grands changements sociaux, politiques et technologiques de ces mêmes années. Erik Davis traite de cette époque en la qualifiant de "High Weirdness" (Haute Bizarrerie) Dans ce contexte, "*High*" fait également référence à l'euphorie ressentie sous l'influence de drogues ou d'alcool. Une référence à l'importance qu'avaient les drogues psychédéliques dans le milieu New Age, et conséquemment dans le milieu New Edge.. Davis semble cependant éviter de mentionner le New Edge. Pour lui, cette époque de fusion entre la religiosité et la technologie est trop singulière pour être englobé sous un terme bien défini. En la qualifiant de High Weirdness, Davis insiste sur l'aspect archaïque de ce milieu, duquel il est compliqué de comprendre où en placer les barrières.

Du New Edge au transhumanisme

R.U Sirius

D'autres personnalités, en revanche, ont complètement accepté le terme de New Edge, et revendiquent aujourd'hui leur appartenance passée à ce "milieu cultuel". C'est le cas de R.U. SiriusR.U. Sirius est aujourd'hui présent sous le réseau social Twitter sous le pseudonyme "Steal This Singularity". Un jeu de mot faisant référence au livre Steal this Book de Abbie Hoffman, un livre majeur dans l'histoire de la contre-culture Américaine des années 1960. Et faisant également référence à la singularité technologique popularisée par Ray Kurzweil., de son vrai nom Ken Goffman, un ami proche de Timothy Leary, et une personnalité majeure de la cyberculture des années 1970.

Si le parcours de Leary est symptomatique de l'évolution de la pensée New Age à la pensée New Edge, le parcours de R.U. Sirius, dont il était un ami proche, est symptomatique de l'évolution de la pensée New Edge à la pensée transhumaniste. Sa profession la plus connue étant celle d'éditeur, nous allons, dans cette partie tenter de montrer l'évolution de cette pensée en l'illustrant par trois grandes publications orchestrées par R.U. Sirius.

High Frontiers

En 1984 à San Francisco, R.U Sirius fonde un magazine nommé High Frontiers, décrit comme "A Space Age Newspaper of Psychedelics, Science, Human Potential, Irreverence and Modern Art". Le titre du magazine tire son nom d'une nouvelle de science-fiction de Gerard K. O'Neill (de la L5 society) nommée "The High Frontier : Human Colonies in Space", dont le thème est l'élaboration d'une colonie spatiale. Dans le premier numéro de ce magazine imprimé indépendamment, on peut y lire des chroniques de Timothy Leary, Terrence McKenna ou même Bruce Eisner. Le titre High Frontiers fait également référence aux frontières de la conscience explorée grâce aux effets psychédéliques du LSD cher à Timothy Leary ( Pucheu, 2018 ).

Sirius distribue ce magazine presque gratuitement autour de lui dans la baie de San Francisco. Le premier numéro sera distribué à 1500 exemplaires, puis grandira jusqu'à 15000 exemplaires au moment de son changement de nom pour Reality Hacker, puis jusqu'à 100000 exemplaires du temps de Mondo 2000 ( Zandbergen, 2011 ).

Sirius admet tirer son inspiration pour High Frontiers d'un autre magazine de contre-culture publié par Stewart Brand, le Whole Earth Catalog ( Kiberd, 2017 ), tiré entre 1968 et 1972, qui parlait de culture, dans des perspectives écologistes, teintées de science-fiction. Le Whole Earth Catalog sera ainsi propice à la création de différents mouvements de contre-culture dans les années 1970.

Dès le deuxième numéro, le magazine a mis plus de moyens dans sa conception, en étant imprimé en couleur sur du papier glacé. Progressivement, Sirius a réuni autour de lui un collectif de journalistes, d'artistes et de penseurs. Si le thème des expériences psychédéliques était le fil rouge principal de High Frontiers, les thèmes liés à la technologie se retrouvaient déjà dans ces publications. Il semble donc normal de voir rapidement des chroniques de Timothy Leary émerger dans les pages du magazine.

Pour Rushkoff (2002), High Frontiers était la première instance d'un magazine où toutes les idées émergentes de la contre-culture qui se développaient en Californie, pouvaient se réunir en un seul endroit :

High Frontiers était le premier magazine qui a su donner une sélection particulière de memes en un seul endroit. Ces idées qui n'avaient jamais été associés les unes avec les autres auparavant [...] pouvaient maintenant coexister et même devenir interdépendantes. Cette nouvelle culture avait enfin trouvé une maison. Timothy Leary y écrivait des articles sur les ordinateurs et les psychédéliques. Terrence McKenna y écrivait sur la préservation de la forêt amazonienne et sur le chamanisme. Les musiciens parlaient de politique. Les informaticiens parlaient de Dieu, et les psychopharmacologues parlaient du Chaos.

Bien loin de la définition des memes qui l'ont connait aujourd'hui, l'idée des memes est omniprésente dans les discours fondateurs du New Edge. Ils symbolisaient alors des unités d'informations qui nous unifiaient en tant que culture, similaire à l'hérédité biologique produite par les gènes (genes). Mondo 2000 définit les années 1990 comme la plus dramatique "explosion memetique" de l'histoire. Une idée partagée par Timothy Leary et ses essais sur l'exponentialité des quantités d'informations reçues par les différentes générations (Voir Chaos & Cyberculture (1994).

High Frontiers s'inscrit ainsi comme un pot-pourri d'idées convergentes, réunies pour la première fois dans un seul endroit.

Rempli d’annonces, de publicités et de mailing shop consacrés aux thérapies de développement personnel, aux substances psychédéliques, aux écrits et aux innombrables produits dérivés du New Age, les colonnes de High Frontiers offrent parallèlement une tribune aux idées d’évolution exosomatique et à la réinterprétation technologique des préceptes du New Age. L’évolution éditoriale d’High Frontiers témoigne ainsi d’un attrait grandissant pour les technologies de pointe (cutting-edge) au détriment des expériences psychédéliques ( Pucheu, 2019 ).

Le magazine gagne peu à peu de l'intérêt, mais les coûts de production sont chers. En 1988, le magazine changera brièvement de nom pour devenir Reality Hackers. Le public ayant montré son intérêt pour le magazine, ce nouveau branding servira à se faire mieux voir par les différents distributeurs. Il se professionnalisera et adoptera un rythme de publication régulier, mais n'atteindra pas le succès attendu en raison de son approche trop nerdy de la technologie. Le magazine retrouvera une sensibilité à la pop-culture plus importante lorsqu'il changera une nouvelle fois de formule en 1989 pour devenir le célèbre Mondo 2000.

Mondo 2000

La première publication de High Frontiers attirera l'attention d'une audience très spécifique, qui deviendra plus tard l'équipe derrière la publication des numéros suivants de High Frontiers, qui deviendra plus tard Reality Hackers, puis Mondo 2000. Aux débuts de Mondo 2000, un noyau dur de rédacteurs et de contributeurs s'était formé autour de R.U. Sirius. Parmi eux, Timothy Leary, Terrence McKenna, Rudy Rucker, Bruce Sterling, d'autres auteurs cyberpunk, hackers, scientifiques, musiciens, et autres experts en smart drugs.

L'équipe autour de Mondo 2000 se retrouve dans une grande maison à San Francisco, surnommée la Mondo House. Rushkoff compare cette maison à la Factory des années 1960 à New York où se retrouvaient Lou Reed, Andy Warhol ou David Bowie. Tout autant de personnalités différentes qui semblaient pourtant partager des paradigmes communs.

Chaque numéro contenait entre 100 et 150 pages, et les sujets traités variaient énormément : Drogues psychédéliques, réalité virtuelle, sécurité informatique, musique, mode, ou encore quelques sujets proches des premières idées transhumanistes. ( Ruthofer, 1997; Zandbergen, 2011 ).

Mondo 2000 devient la première revue se définissant comme officiellement New Edge. Le sous-titre en sera d'ailleurs temporairement "New Edge, not New Age". Dans un éditorial, R.U. Sirius en présentait d'ailleurs déjà des idées articulées autour d'une inéluctable transition vers la posthumanité.

Mondo 2000 est là pour couvrir l’avant-garde de l’hyperculture. Nous vous invitons à découvrir les dernières formes de mutation interactive humain/technologie alors même qu’elles sont en train de se produire […] Ce magazine traite de ce qu’il convient de faire avant qu’advienne le Millenium. Nous parlons de Possibilité Totale, d’un assaut radical sur les limites de la biologie, de la gravité et du temps. La fin de Rareté Artificielle. L’avènement d’un nouvel humanisme. Des technologies de piratage pour l’empowerment individuel, le divertissement et le jeu. ( Mondo2000, 1, 1989, p. 11; cité par Pucheu, 2019 )

D'une manière déjà plus institutionnalisée qu'High Frontiers, on retrouve dans Mondo 2000 la plupart des grands thèmes constitutifs de la pensée transhumaniste. Mondo 2000 avait également la propension à évoquer ces thèmes avec plus de sérieux qu'High Frontier. On y trouvait des articles dédiés à la fusion entre l'Homme et la machine, l'extension de la vie, la vie artificielle, les nanotechnologies ou encore le cyberespace.

Il est bon de rappeler qu'à l'époque de Mondo 2000, les récits transhumanistes institutionnalisés que nous connaissons ne s'étaient pas encore réunis de cette manière. La présence de tous ces discours dans Mondo 2000 démontre ainsi l'une des premières instances de réunion des idées transhumanistes en un seul endroit, abrités sous les auspices d'une culture commune.

Tout un autre pan du magazine s’attache à célébrer l’émergence de la cyberculture de la Baie de San Francisco autour du cyberpunk, du rock, des musiques électroniques et des plaisirs hédonistes des smart drugs, du cybersexe et des mondes virtuels. La place accordée à la science-fiction y est également bien plus grande que dans High Frontiers, et Mondo 2000 va littéralement accompagner l’émergence du mouvement cyberpunk initié par William Gibson en 1984 ( Pucheu, 2019 ). L'idée de cyberpunk change ainsi de signification, s'il signifiait d'abord un genre littéraire propre à la science-fiction de la côte Ouest, il désigne, dans Mondo 2000, un tout nouveau mode de vie, et une toute nouvelle culture.

De manière contemporaine à Mondo 2000, la culture New Edge commence enfin à exister à part entière. La culture New Edge est composée de hackers, de geeks de la première heure, de fans de jeux-vidéos, ou d'utopistes du cyberespace. Cette contre-culture technoscientifique, typiquement Californienne, s'apparente à un "milieu cultuel", c'est à dire à une culture à part entière dans laquelle persistait cependant un mouvement de religiosité syncrétique.

Le magazine Mondo 2000 offre ainsi un pot-pourri d'idées diverses qui cohabitent pour la première fois au sein de ce nouveau “milieu cultuel". Il autorise ainsi à établir des liens, voir à confondre la science-fiction et la technoscience, les expériences psychédéliques, l’externalisation de la conscience, le cyberespace, le "réveil" des consciences individuelles, l’ordinateur personnel, la fusion homme-machine, les implants neuronaux et la télépathie, McLuhan, et les prophéties eschatologiques de Leary ( Pucheu, 2019 ).

La chute du New Edge

Cependant, à la fin des années 1990, il devient beaucoup plus clair de ce quoi l'internet et l'ordinateur personnel sont capables. Ces technologies n'ont pas apporté les changements sociaux, politiques ou spirituels qui animaient les New Edgers. Le dernier numéro de Mondo 2000 paraît en 1998, deux ans après la mort de Timothy Leary. La techno-euphorie qui animait le New Edge meurt peu à peu. Même R.U. Sirius, pourtant l'un des défenseurs les plus euphoriques de la cyberculture, réalise que ses visions de la cyber-société rédemptrice nous a aveuglé des réels problèmes de la planète. Pour Sirius, l'euphorie s'est éteinte, le trip est terminé. Réservé à l'origine pour un petit pannel de passionnés, la culture imaginée par les premiers cyberpunks se retrouve désormais partout. Le cyberpunk a été absorbé dans la culture populaire. Les idées transhumanistes sont d'ailleurs aujourd'hui totalement entrées dans la culture mainstream.

Les différents récits récents qui retracent l'histoire du New Edge arrivent tous à la même conclusion : Le New Edge était un "trip de jeunes" qui partageait une vision du monde commune. Loin d'être vaine, cette vision a cependant permis d'offrir un réel foyer d'adhésion et terrain d'épanouissement aux croyances transhumanistes que nous connaissons aujourd'hui. Ce n'est d'ailleurs pas pour rien que l'on retrouvera plusieurs années plus tard R.U. Sirius à la tête de l'édition du magazine transhumaniste H+.

H+

H+ Magazine traite des tendances technologiques, scientifiques et culturelles qui changent les humains de manière fondamentale.

H+ Magazine est une création de l'association Humanity+, anciennement World Transhumanist Association, une organisation non-gouvernementale internationale qui milite pour l'utilisation éthique des nouvelles technologies d'amélioration humaine. L'un des buts principaux de cette association vise à faire reconnaître le transhumanisme comme objet d'étude scientifique.

Lorsque la World Transhumanist Association change de nom pour devenir Humanity+ en 2008, elle lance la création du magazine H+, avec 5 numéros parus entre 2008 et 2009. Le magazine était entièrement numérique et distribué en .pdf, à l'exception du numéro d'Automne 2009 également sorti en format papier. L'association confie à R.U Sirius, l'ancien éditeur de High Frontier et Mondo 2000, la tâche d'éditer le magazine. Le magazine s'impose d'ailleurs de manière consciente dans la lignée du mouvement New Edge, en qualifiant de Newest Edge la manière dont la vie réelle et la science-fiction convergent de nos jours.

En plus de R.U. Sirius, on trouvera, dans les contributeurs de H+, des membres notables de la culture New Edge : Rudy Rucker, Douglas Rushkoff, John Shirley, tout autant de précurseurs du mouvement cyberpunk qui fréquentaient la Mondo House plusieurs années auparavant.

Analyse

Religiosité dans le New Edge

L'un des grands discours qui perdure entre le New Age et le New Edge est l'idée d'expérience exosomatique, c'est à dire ce qui perdure en dehors du corps. Le New Age sera friand de ces discours, et les expériences de télépathie, de télékinésie, les expériences psychédéliques, seront tout autant de manières d'offrir une expérience hors du corps à ceux qui s'y essaieraient. Les New Edgers font perdurer cette foi en l'expérience exosomatique aux travers des discours futuristes sur le mind upload. Ainsi, pour les New Edgers, la salvation cybernétique a lieu lorsque l'esprit quitte le corps pour entrer dans la "sphère immatérielle" du cyberespace, dans laquelle ils peuvent faire l'expérience directe de l'agrégation de quantités monumentales d'information. ( Zandbergen, 2011 ). Les New Edgers semblent ainsi vouloir concrétiser la pensée New Age à travers des procédés technologiques en apparence plus rationnels.

Le New Edge donne ainsi aux individus un nouveau champ d'application des croyances liées au New Age. En effet, si le New Age avait foi en la télépathie comme un hypothétique échange d’informations entre deux personnes n’impliquant aucune interaction sensorielle, le New Edge pensait pouvoir achever celà à travers des systèmes d'implants neuronaux. De même, si le New Age croyait en la métempsychose, comme le transvasement d'une âme dans un autre corps, les discours New Edge vont rendre cette croyance possible grâce au mind upload.

Dans la figure suivante, je tente de présenter divers exemples de croyances similaires interprétées de différentes manières entre la culture New Age et la culture New Edge.

New AgeNew Edge
TélépathieImplants Neuronaux
MétempsychoseMind upload
Techniques transformatrices intérieuresBody Hacking
Voyage astralCyberespace
Médecine alternativeTranshumanisme
Expansion de la conscienceMonde virtuels
InvocationInterfaces Homme-Machine
MéditationSmart Drugs

Une autre croyance importante des New Edgers, qui se retrouve également dans les discours transhumanistes, est que les avancées technologiques sont absolument inscrites dans le champ de l'évolution du cosmos. Les New Agers rejetaient la technologie, qui, comme toutes les inventions de la société, nous éloignaient de notre origine naturelle. Pour les New Edgers, en revanche, la technologie fait partie de l'évolution de l'univers.

Dans un article publié dans High Frontiers en 1987, Terrence McKenna développe cette pensée :

La technologie, sous la forme des cybernétiques, devient l'excrétion des parties immuables de nos cerveaux, de la même manière que les récifs de coraux sont l'excrétion de coraux individuels. Les interfaces cerveaux-machines vont devenir une frontier majeure pour notre développement et notre redéfinition. [...] Lorsque celà arrivera, les claviers et les écrans disparaîtront. Il n'est pas irraisonné de croire que l'on puisse un jour accéder aux réseaux cybernétiques par la pensée.

McKenna continue cette idée en développant un schéma de compréhension du champ de l'évolution du cosmos. Pour lui, la technologie s'inscrit dans le processus de l'évolution, et succède à l'intelligence biologique que nous connaissons aujourd'hui.

Développement du mouvement extropien en parallèle à l'euphorie New Edge

Les extropiens sont des gens qui s'opposent à l'entropie à travers une variété de moyens technologiques et philosophiques. Ils sont intéressés par l'extension de vie, les memes, les nanotechnologies, les drogues, et l'ultime liberté. Quel bande de barbares. (mondo4)

En parallèle avec le mouvement New Edge et l'espoir certain donné dans les nouvelles technologies de pointe, se développe un nouveau mouvement nommé le mouvement Extropien. L'extropie peut-être définie comme l’ensemble des forces biologiques et culturelles contrastant l'entropie, qui est la tendance de toute énergie à se dégrader. Pour les premiers extropiens, il était possible de résister à cette tendance universelle à la décomposition et vivre heureusement (grâce aux substances psychotropes et aux techniques d’entraînement psychologique) et plus longtemps (à l’aide des nanotechnologies et de l’ingénierie génétique), voire éternellement (si la cryonique et le téléchargement des corps dans des réseaux d’ordinateurs donnaient les résultats espérés). ( Casilli, 2005 ). Ce mouvement prend notamment ses origines dans une publications de Max More en 1988 nommée Extropy.

Le mouvement extropien voyait ainsi, dans l'arrivée des nouvelles technologies, une manière de devenir les acteurs proactifs de l'évolution humaine. En partant de ce constat, il est indéniable que mouvement extropien des années 1990 marque les prémices du mouvement transhumaniste que nous connaissons aujourd'hui.

Tout comme le mouvement New Edge, c'est dans la Californie des années 1980 que s'est développé le mouvement extropien. La contre-culture de cette période donnée, et la proximité avec les mouvements New Age, New Edge, Mouvement du Potentiel Humain, a été un facteur majeur de la croissance et du succès du mouvement extropien.

Dans Techgnosis ( Davis, 2004 ), Erik Davis se pose d'ailleurs la question :

L’extropie, est-elle une hérésie gnostique, une version pseudo scientifique des crédulités des enfants du Verseau ?

En un sens, les extropiens cherchaient cependant à se distancer du mouvement New Age, qui était pourtant à son apogée dans les années 1980. Alors que le mouvement New Age prônait les symbolismes orientaux et la foi dans une harmonie future, au travers de l'hypothèse Gaïa, ou de l'idée de l'Ere du Verseau, le mouvement extropien avait, lui, un matérialisme évolutionniste et anti-environnementaliste. Pour Max More et les siens, la terre n'était alors pas un organisme géant avec la capacité de soigner les dégats que l'Homme lui imposerait, mais une sphère inorganique prête à être exploitée par nos machines et, à un certain moment, à être abandonné pour émigrer dans des colonies spatiales. Malgré certaines analogies, ces quelques divergences préfaçaient l’émancipation du mouvement extropien de ses pères culturels et son rapprochement avec un autre mouvement alors en train de prendre forme : La Cyberculture et le mouvement New Edge ( Casilli, 2005 ).

Bien entendu, le mouvement extropien prend également des racines dans les oeuvres de sciences-fictions qui leurs sont contemporaines : L'hybridation entre les hommes et les machines, les cyborgs, les Intelligences Artificielles, et les décors futuristes, étaient autant d’éléments évoquant la vision du monde des extropiens. C’est le cas de Schismatrice de Bruce Sterling, dont le protagoniste arrive à atteindre un niveau d’évolution humaine "aussi loin de la Vie que la Vie l’est de la matière inanimée" ( Sterling, 1996; cité par Casilli, 2005 ).

Les idées extropiennes rejoignent celles du New Edge dans la fascination pour le concept du cyberespace. Alors que les New Edgers voyaient là dedans un espace virtuel aux possibilités infinies dans lequel l'humain pouvait s'évader ( Turner, 1999 ), les extropiens y retrouvaient une promesse de vie éternelle, de régénérescence et de rationalité sans défauts, sans maladies et sans risques. Le cyberespace était un fantasme de liberté absolue qui alimentait leur haine pour le corps de chair et la recherche utopique d'un au-delà numérique. Un fantasme qui ne se souciait pas du fait fondamental que le cyberespace était loin d’être réalisé sur terre. ( Casilli, 2005 ).

Ainsi, les extropiens pensaient que le vieux corps de chair était prêt à être remplacé par un corps digital interfacé aux réseaux d’ordinateurs. Un corps sans limites spatio-temporelles, immortel et doté de pouvoirs surhumains, qui s'opposerait à un corps-cadavre opaque représenté sénile, malade et assurément destiné à la mort ( Morse, 1994 ). Les extropiens ont évidemment eu une part dans l'installation de cette dichotomie "vieux corps dégénéré / nouveau corps régénéré par les nouvelles technologies", qui anime aujourd'hui les récits transhumanistes. Cependant, ce qui les a différencié des New Edgers, c'est qu'ils ne s'intéressaient pas au cyber et au corps virtuel en tant que tels, mais à toute méthode technologique susceptible de développer certaines applications permettant d’atteindre le type d’immortalité, de bien-être et de liberté qu’il convoitent. Que cela soit fait au moyen des réalités virtuelles, ou bien des nanotechnologies ou enfin de la manipulation génétique ( Casilli, 2005 ).

Alors que le mouvement New Edge se concentrait plus généralement sur les technologies de l'information et de la communication (Le cyberespace, les réalités virtuelles), le mouvement extropien visait à s'approprier toutes les technologies (Bioingénierie, Nanotechnologies, Intelligence Artificielle). Pour eux, toutes les technologies étaient bonnes si elles étaient touchées par l'optimisme technologique proprement Américain.

Contrairement aux New Edgers qui assumaient complètement leur part de folie et d'utopie, le mouvement extropien s'assumait comme absolument sérieux.

Vers les utopies transhumanistes

Comme nous l'avons vu par l'exemple de R.U. Sirius et de ses contemporains, il est indéniable que le parcours des New Edgers les plus influents s'est inévitablement posé pour se concentrer aujourd'hui sur la pensée transhumaniste. Cette transition n'est pas étonnante, tant les deux idéaux semblent partager une foi optimiste dans les progrès technologiques. Cependant, ce n'est pas tout, et des thèmes centraux aux deux idéologies peuvent êtres comparés.

Similairement aux idées cyberpunks, le mouvement New Edge a toujours été adepte de célébrer les diverses techniques de distanciation du corps, que ce soit au travers des drogues psychédéliques, ou par les mythes associés au cyberespace.

Les New Edgers vont aussi avoir tendance à abandonner les drogues psychédéliques pour se tourner vers la consommation de ce qu'ils appellent les smart drugs. Les smart drugs désignent l'ensemble des substances chimiques et organiques, en poudres ou à boire, qui ont pour but de rentre l'individu smarter, c'est à dire plus "intelligent" que ce soit dans le sens des capacités physiques ou mentales de l'individu. Dans Mondo 2000, les smart drugs étaient perçues comme des "Technologies" qui augmenteraient les capacités cognitives de l'individu, tout autant que ses capacités de perceptions : Elles aideraient alors à voir, entendre, penser, et se concentrer.

De la même manière, Mondo 2000 faisait la promotion de programmes informatiques destinés à stimuler le cerveau, "générer des idées", ou créer des productions visuelles qui émulent le cerveau humain. Timothy Leary participe au développement d'un logiciel nommé Mind Mirror (Le miroir de l'esprit), qui favoriserait le développement et la stimulation de la personnalité, et qui aiderait à se "comprendre soi même". Ces discours se définissent en héritiers des croyances liées au Mouvement du Potentiel Humain.

Les idées autour des expériences exosomatiques rendues possibles par les technologies sont également centrales aux discours transhumanistes contemporains, dont le fer de lance est, rappelons le, l'augmentation de l'Homme par les organes artificiels.

Cette fascination pour les techniques d'augmentation est ainsi caractéristique du milieu cultuel du New Edge, dans lequel toutes les techniques technologiques, psychédéliques, ou spirituelles étaient vues comme une manière d'augmenter l'Homme, et ainsi de réaliser l'idéal transhumaniste.

Aussi, un discours souvent associé à la pensée New Edge est celui de la célébration de l'inconnu et du chaos auquel l'humanité est confrontée. L'idée de chaos est prédominante dans les idéaux New Edge, et l'un de livres les plus populaires de Timothy Leary est d'ailleurs intitulé Chaos & Cyberculture (1994). Cette célébration de l'inconnu et du chaos est similaire aux idées apocalyptiques transhumanistes. Quelque chose va arriver (La singularité), et c'est grâce aux progrès technologiques qu'il faut s'y préparer.

Pour R.U Sirius, la technophilie qui animait les années 1990 a même toujours été implicitement transhumaniste, elle était seulement enfouie dans la toile d'une autre culture, celle de l'excentrique New Edge, du cyber et des raves party, particulièrement à San Francisco. Cependant, le public influencé par la science-fiction, s'intéressait moins au sérieux des idées transhumanistes, mais plus aux idées utopiques d'internet, de réalité augmentée et de cyborgs. Encore selon R.U. Sirius, les transhumanistes contemporains ont moins de mal à s'affirmer comme complètements transhumanistes car ils ont la chance de bénéficier d'un mouvement à part entière pour les accompagner. A la différence d'un mouvement enfoui sous l'extravagance du New Edge.

Cependant, toutes les personnes impliquées dans les idées New Edge ne sont pas tournées vers les idées transhumanistes. Les jugeant comme trop "définitives" et unidimensionnelles ( Sirius, 2011 ). Le transhumanisme, s'il a en effet découlé en partie des idées New Edge, a également perdu une grande partie du sentiment New Edge lorsqu'il a gagné en popularité. En effet, Guy Debord disait, dans La société du spectacle (1967) que :

La culture devenue intégralement marchandise se doit de devenir la marchandise vedette de la société spectaculaire.

En s’institutionnalisant, les idées transhumanistes ont étés massivement diffusés par les industries culturelles. Elles sont entrés dans la culture mainstream par l’intermédiaire de la science-fiction, des séries télévisés, du jeu vidéo, des Ted conférences, du cinéma hollywoodien influencé par le New Edge et ses idéaux cyberpunks. Pour rester pertinent, les penseurs du New Edge ont du s'adapter. Pour ceci, ils ont du abandonner la part de folie qui les animait, mais le fond de leurs discours reste presque inchangé.

Conclusion

Les ordinateurs sont aux années 1990 ce que le LSD était aux années 1960.

– R.U. Sirius dans Mondo 2000 : A User's Guide to the New Edge (1993)

Dans la première partie, nous avons vu que les grandes découvertes scientifiques ont toujours été accompagnées d'une grille d'interprétation mystique. Nous avons également vu que l'imaginaire Américain, et particulièrement Californien, a toujours été animé d'une volonté d'aller plus loin, et d'un optimisme particulier, à travers le mythe de la frontier.

Dans la deuxième partie, nous avons étudié le mouvement de revitalisation religieuse New Age qui s'est opéré en Californie dans les années 1970, et qui a existé simultanément avec des progrès technoscientifiques majeurs.

Dans la troisième partie, nous avons montré comment ces progrès technoscientifiques ont fusionné avec la spiritualité New Age lorsqu'ils se sont réunis sous une culture commune : Le New Edge.

Ainsi, si la culture New Edge a été l'une des influences du transhumanisme, c'est non-seulement pour ses idées, mais particulièrement parce que ce "milieu cultuel" a constitué un foyer d’adhésion et un terrain d’épanouissement fondamental pour leur propagation ( Pucheu, 2019 ).

Alors qu'en apparence, les adeptes du New Age qui rejetaient les technologies n'avaient rien de commun avec le mouvement transhumaniste ouvertement technoscientifique, on peut en trouver, à travers le mouvement New Edge, une forte connexion. Selon Leary, les New Agers et New Edgers n'étaient qu'un seul et même mouvement, car ils partageaient le même but : La quête d'une spiritualité individuelle. Cette quête de spiritualité, qui fut commencée par les New Agers grâce à la méditation et au LSD, sera continuée par les New Edgers grâce au cyberespace et aux implants neuronaux. Pour Leary, ce mouvement, qui a débuté dans la baie de San-Francisco et s'est propagé dans le monde entier, n'aurait pas pu être possible sans le LSD pour nous libérer l'esprit, ni sans les nouvelles technologies pour lier les esprits entre eux.

Les New Edgers vouaient une confiance aveugle dans les capacités libératrices des nouvelles technologies et l'Internet, mais pouvons nous réellement les blâmer ? L'Internet avait quelque chose de grandiose, tout semblait possible pour celui qui aurait su s'approprier les nouvelles technologies, et personne ne savait réellement dans quelle direction les progrès technologiques allaient nous mener. Avec du recul, les rêves des New Edgers étaient, eux aussi, grandioses, et probablement trop beaux pour être vrai, et l'Internet n'a pas encore permis la connexion avec une entité divine.

Pourtant, Timothy Leary avait confiance en S.M.I2.L.E, en l'expansion des consciences bientôt libérées de leurs enveloppes biologiques imparfaites, en l'unité cosmogonique, en ce futur imminent qui, année après année, reflue devant l'Humanité avant que nous l’ayons atteint. Ce futur lui a échappé, mais ça n'a pas d'importance : d'autres technoprophètes ont prit sa place, et affirment que demain, nous téléchargerons le contenu de nos cerveaux sur des ordinateurs, nous serons délivrés de nos misérables enveloppes de chair, de nos passions et de nos dérèglements.

Il paraît ainsi nécessaire pour les récits transhumanistes de s'inscrire dans une religiosité quelconque. La véritable foi en une technologie salvatrice telle que nous la connaissons aujourd'hui semble systématiquement s'inspirer de discours religieux. Par ce mémoire, nous avons pu montrer que la religiosité qui anime les discours transhumanistes n'a pas nécessairement besoin d'être Judéo-Chrétienne, mais qu'une religiosité syncrétique, telle la spiritualité New Age, peut en être une inspiration.

Pour continuer cette réflexion, nous pourrions nous poser la question de la potentielle inspiration religieuse des discours transhumanistes présents en dehors de notre culture occidentale.